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DELPHINE.

Non, Dieu ne nous a point condamnés à supporter un tel malheur ! Le vice s’y soumet en apparence, et s’en affranchit chaque jour ; la vertu doit le briser, quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur d’aimer, à ce bonheur dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature que le mépris de la mort.

Je ne vous développerai point ici mon opinion sur le divorce : quand M. de Lebensei sera assez heureux pour vous connaître, madame, il vous dira mieux que personne les raisonnements qui m’ont convaincue ; je ne veux vous peindre que les sentiments qui ont décidé de mon sort.

Un jour, à la Haye, chez l’ambassadeur de France, on m’annonça qu’un jeune Français était arrivé le matin de Paris, et devait nous être présenté le soir même. Une femme me dit que ce Français passait pour sauvage, savant et philosophe, que sais-je ? tout ce que les Français sont rarement à vingt-cinq ans ; elle ajouta qu’il avait fait ses études à Cambridge, et que sans doute il s’était gâté par les manières anglaises ; mais comme il n’existe pas, selon mon opinion, de plus noble caractère que celui des Anglais, je ne me sentais point prévenue contre l’homme qui leur ressemblait. Je demandai son nom, elle me nomma Henri de Lebensei, gentilhomme protestant du Languedoc ; sa famille était alliée de la mienne. Je ne l’avais jamais vu, mais il connaissait le séjour de mon enfance ; il était Français ; il avait au moins entendu parler de mes parents : cette idée, dans l’éloignement où je vivais de tout ce qui m’avait été cher, cette idée m’émut profondément.

M. de Lebensei entra chez l’ambassadeur avec plusieurs autres jeunes gens ; je reconnus à l’instant l’image que je m’en étais faite : il avait l’habillement et l’extérieur d’un Anglais, rien de remarquable dans la figure, que de l’élégance, de la noblesse, et une expression très-spirituelle. Je ne fus point frappée en le voyant ; mais plus je causai avec lui, plus j’admirai l’étendue et la force de son esprit, et plus je sentis qu’aucun caractère ne convenait mieux au mien.

Depuis ce jour jusqu’à présent, depuis six années, loin de me reprocher d’aimer Henri de Lebensei, il m’a semblé toujours que si je l’éloignais de moi, je repousserais une faveur spéciale de la Providence, le signe le plus manifeste de sa protection, l’ami qui me rend l’usage de mes qualités naturelles, et me conduit dans la route de la morale, de l’ordre et du bonheur.

Vous avez peut-être su les cruels traitements que M. de T. me fit éprouver quand il sut que j’aimais M. de Lebensei. Je