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DELPHINE.

Ah ! ma chère Louise, maintenant que vous avez fini cette lettre, avez-vous donné quelques larmes aux regrets qu’elle a ranimés dans mon cœur ? Avez-vous pressenti toutes les réflexions amères qu’elle m’a suggérées ? Que d’obstacles M. de Lebensei n’a-t-il pas eu à vaincre pour épouser celle qu’il aimait ! Et Léonce, comme aisément il y a renoncé ! C’est madame de Lebensei qui pense à la défaveur de l’opinion ; mais son mari ne s’en est pas occupé un seul instant ; il ne dépend que de ses propres affections, il ne se soumet qu’à ce qu’il aime ; et Léonce.... Ne croyez pas cependant que son caractère ait moins de force, qu’il soit en rien inférieur à personne ; mais il a manqué d’amour : je veux en vain me faire illusion, tout le mal est là.

Hélas ! sans le savoir, madame de Lebensei condamne à chaque ligne la conduite de Léonce. La douleur que m’a causée cette lettre ne me sera point inutile ; si je le revoyais, je pourrais lui parler, je serais calme et fière en sa présence.

LETTRE VIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.

Louise, qu’ai-je éprouvé ? que m’a-t-il dit ? je n’en sais rien. Je l’ai vu ; mon âme est bouleversée. Je croyais entrevoir une espérance, madame de Vernon me l’a presque entièrement ravie. Pouvez-vous m’éclairer sur mon sort ? Ah ! je ne suis plus capable de rien juger par moi-même.

Je reçus hier à Paris, où j’étais venue pour reconduire madame de Vernon, une lettre vraiment touchante de madame d’Ervins. Dans cette lettre, elle me conjurait d’aller chez un peintre au Louvre, où le portrait de M. de Serbellane était encore, et de le lui apporter pour le considérer une dernière fois. Elle me disait : « Je me suis persuadé la nuit passée que ses traits étaient effacés de mon souvenir ; je les cherchais comme à travers des nuages qui se plaçaient toujours entre ma mémoire et moi : je le sais, c’est une chimère insensée ; mais il faut que j’essaye de me calmer avant le dernier sacrifice. Ces condescendances que j’ai encore pour mes faiblesses ne vous compromettront plus longtemps, ma chère amie ; ma résolution est prise, et tout ce qui semble m’en écarter m’y conduit. »

Je n’hésitai pas à donner a Thérèse la consolation qu’elle désirait, et madame de Vernon, à qui j’en parlai, fut entièrement de mon avis.