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DELPHINE.

qu’elle se permit aucun genre de blâme sur vous, ma chère Delphine ; mais cependant je n’ai pas une confiance entière dans son amitié ; ceux qui l’entourent se montrent souvent mal pour vous ; rarement on peut se tromper à cet indice ; on inspire à ses amis ce que l’on éprouve sincèrement ; et, dans son cercle du moins, une femme sait faire aimer ce qu’elle aime. Elle vous loue beaucoup, j’en conviens, mais à haute voix, comme s’il lui importait surtout qu’on vous le répétât ; et je ne vois pas dans sa conversation, quand il s’agit de vous, ce talent conciliateur qu’elle porte sur tous les autres sujets : elle dit souvent que vous êtes la plus jolie, la plus spirituelle ; mais c’est à des femmes qu’elle s’adresse pour vous donner cet éloge qui peut les humilier, et je ne l’entends jamais leur parler de cette bonté, de cette douceur, de cette sensibilité touchante qui pourraient vous faire pardonner tous vos charmes par celles mêmes qui en sont jalouses. Enfin, souffrez que je vous le dise, on pourrait croire, en entendant madame de Vernon parler de vous, qu’elle s’acquitte par ses discours plutôt qu’elle ne jouit par ses sentiments, et que, prévoyant d’une manière confuse que votre amitié finira peut-être un jour, elle ne veut pas à tout hasard vous donner des armes contre elle, en contribuant elle-même à consolider votre réputation. — Si vous avez raison, me répondit Delphine, je n’en suis que plus à plaindre ; je l’aime, je l’ai aimée, madame de Vernon, de l’attrait du monde le plus vif et le plus tendre ; si tant de dévouement, tant d’affection n’ont point obtenu son amitié, il est donc vrai qu’il n’est rien en moi qui puisse attacher à mon sort, il est donc vrai que je ne puis être aimée. — Vous vous trompez, ma chère Delphine, repris-je alors vivement ; vous méritez d’avoir des amis plus que personne au monde ; mais vous ne savez pas encore ce que c’est que la vie ; vous vous croyez deux excellents guides, l’esprit et la bonté ; eh bien, ma chère, ce n’est pas assez d’être aimable et excellente pour se démêler heureusement des difficultés du monde : il y a d’utiles défauts, tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup mieux pour égide que vos qualités mêmes ; tout au moins faut-il diriger ces qualités avec une grande force de raison. Moi, qui ne suis pas née très-sensible, j’ai deviné le monde assez vite ; laissez-moi vous l’apprendre. Madame de Vernon vous parait plus digne de votre amitié ; elle sait mieux vous tenir le langage qui vous séduit ; moi, je reste toujours ce que je suis : je n’ai pas assez d’imagination pour feindre, je le voudrais en vain ; je ne suis plus jeune, mon esprit n’est plus flexible, il ne peut aller que dans sa ligne ; mais je sais que mes