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DEUXIÈME PARTIE.

Toi qui me fais descendre avec tant de tourment
Dans l’horreur du tombeau dont je t’ai délivrée,
Odieuse coupable !… et peut-être adorée !
Toi qui fais mon destin jusqu’au dernier moment !
Ah ! s’il était possible ! ah ! si tu pouvais être
Ce que mes yeux trompés t’ont vu toujours paraître !
Non, ce n’est qu’en mourant que je peux l’oublier !


un soupir, un cri même étouffé sortit du cœur de Léonce ; tous les yeux se tournèrent vers lui : il se leva, avec précipitation et se bhta de s’en aller ; mais il chancelait en marchant, et s’arrêta quelques instants pour s’appuyer ; son visage me parut d’une pâleur mortelle, et comme on refermait la porte sur lui, je crus le voir manquer de force et tomber.

Dieu ! comment ne l’ai-je pas suivi ! La présence de madame de Vernon, qui me regardait attentivement, et la curiosité des spectateurs que j’aurais attirée sur moi, me retinrent, mais jamais un sentiment plus passionné ne m’avait entraînée vers Léonce : il me suffisait de le retrouver sensible, j’oubliais qu’il ne l’était plus pour moi, et qu’il avait pris volontairement des liens qui nous séparaient pour toujours. Je me hâtai de revenir chez moi, et quand je fus seule, une réflexion me saisit fortement ; je crus voir quelques rapports entre les vers qui avaient touché Léonce et les sentiments qu’il pouvait éprouver, s’il m’aimait encore et me croyait coupable. Néanmoins, quelque exagéré que soit Léonce sur les vertus qu’impose le monde, pourrait-il donner le nom de crime à la conduite que j’ai tenue ? Non ! m’écriai-je seule avec transport, on m’a calomniée près de lui ; je ne puis deviner de quelle manière, mais il faut qu’il m’entende, il le faut, à tout prix ! Louise, il n’est aucun devoir sur la terre qui pût me faire consentir à lui laisser une opinion injuste de moi : que je meure, mais qu’il me regrette ; n’exigez pas que je vive avec son mépris.

Cependant, en me rappelant la lettre qu’il a répondue, la seule pensée de lui écrire, de le chercher, me fait mourir de honte. Quoi qu’il arrive, je ne confierai point à madame de Vernon les pensées qui m’agitent : je ne sais ce qu’elle a cru devoir ou me dire ou me taire ; mais la voix seule de Léonce peut me persuader maintenant : c’est de lui seul que j’apprendrai s’il me hait ou s’il m’aime, s’il est injuste ou malheureux. C’est à lui… Eh quoi ! bravant tout ce qui devrait me retenir, j’irai implorer une explication de ce caractère si soupçonneux,