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DELPHINE.

femme s’approcha de lui ; je ne sais ce qu’elle lui demandait : il lui répondit d’un air doux ; mais, dès qu’elle l’eut quitté, il soupira comme s’il venait de se contraindre.

Une fois madame de Vernon voulut conduire son gendre auprès d’une dame étrangère qui ne, le connaissait pas : je crus voir dans les manières de Léonce une répugnance secrète à se laisser ainsi présenter comme un nouvel époux ; il restait en arrière, suivait avec peine, et se prêtait gauchement à tout ce qui pouvait ressembler à des félicitations.

Madame du Marset, placée à côté de moi, vit que j’observais attentivement monsieur et madame de Mondoville, et me dit tout bas en souriant : « J’ai été leur rendre visite deux ou trois fois, et les ai vus souvent chez madame de Vernon ; il n’y a rien de si singulier que la conduite de Léonce, il semble qu’il veuille être, comme le disait le duc de B., le moins marié qu’il est possible ; il évite avec un soin extraordinaire les sociétés, les occupations communes avec sa femme. Mathilde, charmée de sa douceur, de sa politesse, de la liberté qu’il lui laisse, ne remarque pas l’indifférence qu’il a pour elle, et la crainte qu’il éprouve de resserrer ses liens, en se servant du pouvoir qu’ils lui donnent. Mathilde a de l’amour pour son mari, et se persuade fermement qu’il en a, pour elle : ces dévotes ont en toute chose une merveilleuse faculté de croire. On dirait que Léonce attend toujours quelque événement extraordinaire, et qu’il n’est dans sa maison qu’en passant ; il n’arrange rien chez lui, n’a pas seulement encore fait ouvrir la caisse de ses livres ; aucun de ses meubles n’est à sa place. Ce sont de petites observations, mais qui n’en prouvent pas moins l’état de son âme : tout ce qui lui rappelle sa situation lui fait mal, et, quoiqu’il ne puisse la changer, il s’épargne autant qu’il peut les circonstances journalières qui lui retracent la grande douleur de sa vie, son mariage : enfin, je vous garantis qu’il est très-malheureux. »

J’allais répondre à madame du Marset et l’interroger encore, mais notre conversation fut interrompue. Comme il y avait beaucoup de jeunes personnes dans la chambre, on proposa de danser ; une femme se mit au clavecin, une autre prit la harpe, moi je regardais Léonce ; il cherchait les moyens de sortir de la chambre, mais un homme âgé qui lui parlait le retenait impitoyablement. Je compris que la danse devait lui rappeler des souvenirs pénibles, et j’espérai qu’on ne lui proposerait pas de s’en mêler, lorsque madame du Marset, prenant la main de Mathilde et la mettant dans celle de Léonce,