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DEUXIÈME PARTIE.

monde, mon malheureux époux a perdu son irritable orgueil, s’il lit au fond des cœurs, lui-même aussi, lui-même aura pitié de moi. »

Thérèse s’arrêta en prononçant ces dernières paroles, et retint quelques larmes qui remplissaient ses yeux. J’étais aussi profondément émue, et je rassemblais toutes mes pensées pour combattre le dessein de Thérèse ; mais au fond de mon cœur, je vous l’avouerai, je ne le désapprouvais pas. Je n’ai point les mêmes opinions qu’elle sur la religion ; mais j’aimerais cette vie solitaire, enchaînée, régulière, qui doit calmer enfin les mouvements désordonnés du cœur. Je voulus cependant épouvanter Thérèse, en lui peignant les regrets auxquels elle s’exposait ; mais elle m’arrêta tout à coup.

« Oh ! que me direz-vous, mon amie, s’écria-t-elle, qu’il ne m’ait pas écrit ! que mon amour, encore plus éloquent que lui, n’ait pas plaidé pour sa cause dans mon cœur ! Ne parlons plus sur l’irrévocable, dit-elle en m’imposant doucement silence ; mes serments sont déjà déposés aux pieds du Tout-Puissant ; il me reste à les faire entendre aux hommes, mais le lien éternel m’enchaîne déjà sans retour.

Je ne vous ai point dit que je serais heureuse ; il n’y avait de bonheur sur la terre que quand je le voyais, quand il me parlait ; sa voix seule ranimait dans mon sein les jouissances vives de l’existence : mais je n’ai plus à craindre ces peines violentes, où la vengeance divine imprime son redoutable pouvoir. Désormais étrangère à la vie, je la regarderai couler comme ce ruisseau qui coule devant nous, et dont le mouvement égal finit par nous communiquer une sorte de calme. Le souvenir de ma destinée agitera peut-être encore quelque temps ma solitude ; mais enfin, ils me l’ont promis, ce souvenir s’affaiblira, le retentissement lointain ne se fera plus entendre que confusément ; c’est ainsi que je commencerai à mourir, et que je m’endormirai, bénie d’un Dieu clément, et chère peut-être encore à ceux qui m’ont aimée.

Je pars aujourd’hui pour Bordeaux avec mon beau-frère, continua Thérèse ; j’y resterai quelques, mois. Je reviendrai chez vous avant de prendre le voile, pour vous amener Isaure et vous remettre tous mes droits sur elle. Je vous en conjure, ma chère Delphine, ne nous abandonnons plus à notre émotion ; je n’ai pu contenir mon âme en vous parlant aujourd’hui ; vous avez dû voir que Thérèse n’était pas encore devenue insensible, jamais elle ne le sera ; mais je dois tâcher de le paraître pour recueillir quelque bien de la résolution que