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DELPHINE.

mieux jugé que moi le prix de cette considération et les éléments dont elle se compose ; mais les liens d’amour, tels qu’on peut les former dans le monde, valent-ils mieux qu’elle ? Je ne le pense pas.

J’avais eu d’abord l’idée d’élever ma fille d’après mes idées, et de lui inspirer mon caractère ; mais j’éprouvai une sorte de dégoût de former une autre à l’art de feindre : j’avais de la répugnance à donner des leçons de ma doctrine. Ma fille montrait dans son enfance assez d’attachement pour moi ; je ne voulais ni lui dire le secret de mon caractère, ni la tromper. Cependant j’étais convaincue, et je le suis encore, que les femmes étant victimes de toutes les institutions de la société, elles sont dévouées au malheur si elles s’abandonnent le moins du monde à leurs sentiments, si elles perdent de quelque manière l’empire d’elles-mêmes. Je me déterminai, après y avoir bien réfléchi, à donner à Mathilde, dont le caractère, je vous l’ai dit, s’annonçait de bonne heure comme très-âpre, le frein de la religion catholique ; et je m’applaudis d’avoir trouvé le moyen de soumettre ma fille à tous les jougs de la destinée de femme, sans altérer sa sincérité naturelle. Vous voyez, d’après cela, que je n’aimais pas ma manière d’être, quoique je fusse convaincue que je ne pouvais m’en passer.

M. de Vernon mourut. L’état de sa fortune me rendait impossible de rester à Paris ; j’en fus très-affligée : j’aime la société, ou, pour mieux dire, je n’aime pas la solitude ; je n’ai pas pris l’habitude de m’occuper, et je n’ai pas assez d’imagination pour avoir dans la retraite aucun amusement, aucune variété par le secours de mes propres idées ; j’aime le monde, le jeu, etc. Tout ce qui remue au dehors me plaît, tout ce qui agite au dedans m’est odieux ; je suis incapable de vives jouissances, et, par cette raison même, je déteste la peine : je l’ai évitée avec un soin constant et une volonté inébranlable. J’allai à Montpellier ; c’est alors que je vous connus, il y a six ans : vous en aviez seize, et moi près de quarante. M. d’Albémar, qui vous avait élevée, devait, quoiqu’il eût déjà soixante ans, vous épouser l’année suivante : ce mariage me déplaisait extrêmement ; il m’était tout espoir d’obtenir une part quelconque dans l’héritage de M. d’Albémar, et de voir finir la gêne d’argent qui m’était singulièrement odieuse. J’avais d’abord assez de prévention contre vous ; mais, je vous l’atteste, et j’ai bien le droit d’être crue après tant de pénibles aveux, vous me parûtes extrêmement aimable ; et dans les trois années que j’ai passées à Montpellier, je trouvais dans votre entretien un plaisir toujours nouveau.