Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/252

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
225
DEUXIÈME PARTIE.

l’approche de la mort pour me donner la confiance de parler de moi-même. Je suis timide malgré la présence d’esprit que j’ai su toujours montrer ; mon caractère est fier, quoique ma conduite ait été simple et dissimulée ; il y a en moi je ne sais quel contraste qui m’a souvent empêchée de me livrer aux bons mouvements que j’éprouvais.

Enfin je vais mourir, et toute cette vie d’efforts et de combinaisons est déjà finie ; je jouis de ces derniers jours pendant lesquels mon esprit n’a plus rien à ménager. Je croyais, il y a quelque temps, que j’avais seule bien entendu la vie, et que tous ceux qui me parlaient de sentiments dévoués et de vertus exaltées étaient des charlatans ou des dupes : depuis que je vous connais, il m’est venu par intervalles d’autres idées ; mais je ne sais encore si mon aride système était complètement erroné, et s’il n’est pas vrai qu’avec toute autre personne que vous, les seules relations raisonnables sont les relations calculées

Quoiqu’il en soit, je ne crois pas avoir été méchante : j’avais mauvaise opinion des hommes, et je m’armais à l’avance contre leurs intentions malveillantes ; mais je n’avais point d’amertume dans l’âme. J’ai rendu fort heureux tous mes inférieurs, tous ceux qui ont été dans ma dépendance ; et lorsque j’ai usé de la dissimulation envers ceux qui avaient des droits sur moi, c’était encore en leur rendant la vie plus agréable. J’ai eu tort envers vous, Delphine, envers vous qui êtes, je vous le répète, ce que j’ai le plus aimé : inconcevable bizarrerie ! que ne me suis-je livrée à l’impression que vous faisiez sur moi ? Mais je la combattais comme une folie, comme une faiblesse qui dérangeait une vie politiquement ordonnée, tandis que ce sentiment aurait aussi bien servi à mes intérêts que mon bonheur.

J’ai tout dit dans cette lettre ; je ne vous ai point exagéré les motifs qui pouvaient m’excuser. J’ai donné à mes sentiments pour ma fille, à mes calculs personnels, leur véritable part ; croyez-moi donc sur le seul intérêt qui me reste, croyez que je meurs en vous aimant.

J’ai vécu pénétrée d’un profond mépris pour les hommes, d’une grande incrédulité sur toutes les vertus comme toutes les affections. Vous êtes la seule personne au monde que j’aie trouvée tout à la fois supérieure et naturelle, simple dans ses manières, généreuse dans ses sacrifices, constante et passionnée, spirituelle comme les plus habiles, confiante comme les meilleurs ; enfin un être si bon et si tendre que, malgré tant