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DELPHINE.

me confirmais dans la résolution que m’impose le devoir ; mais quand ma porte s’ouvrait, je sentais mon cœur défaillir, et le besoin de revoir encore celui que je dois quitter pour toujours triomphait alors de moi. Enfin vous paraissez, vous faites quelques pas vers l’homme qui devait vous dire que je ne pouvais pas vous recevoir : votre marche se ressentait encore de la faiblesse de votre maladie, vos traits me parurent altérés ; mais cependant jamais, je vous l’avoue, jamais je n’ai trouvé dans votre visage, dans votre expression, un charme séducteur qui pénétrât plus avant dans mon âme.

Vous changeâtes de couleur au refus réitéré de mes gens ; il me sembla que je vous voyais chanceler, et dans cet instant vous l’emportâtes sur toutes mes résolutions : je m’élançai hors de ma chambre pour courir à vous, pour me jeter peut-être à vos pieds aux yeux de tous, et vous demander pardon d’avoir pu songer à me défendre de votre volonté ; j’éprouvais comme un transport généreux ; il me semblait que j’allais me dévouer à la vertu en me livrant à ma passion pour vous ; j’étais enivrée de cette pitié d’amour, le plus irrésistible des mouvements de l’âme ; toute autre pensée avait disparu.

Je rencontrai madame d’Artenas comme je descendais dans cet égarement : « Mon Dieu ! qu’avez-vous ? » me dit-elle. Cette question me fit rougir de moi-même. « Je vais envoyer une lettre, » lui répondis-je ; et soutenue par sa présence et par des réflexions qu’un moment avait fait renaître, je donnai l’ordre de vous porter ma lettre et de vous demander de retourner chez vous pour la lire.

C’est alors que j’ai senti combien le péril de vous voir était plus grand encore que je ne le croyais : votre présence, dans aucun temps, n’avait produit un tel effet sur moi ; je tremblais, je pâlissais ; si j’avais entendu votre voix, si vous m’aviez parlé, j’aurais perdu la force de me soutenir. L’apparition d’un être surnaturel, portant à la fois dans le cœur l’enchantement et la crainte, ne donnerait point encore l’idée de ce que j’éprouvai quand vos yeux se levèrent vers ma fenêtre comme pour m’implorer, quand devant ma maison, depuis si longtemps solitaire, je vis celui que j’ai tant pleuré. Léonce, je l’ai quittée, cette maison que vous veniez de me rendre chère, je l’ai quittée à l’instant même, il le fallait ; si vous étiez revenu, tout était dit, je ne partais plus.

Après le récit que je me suis condamnée, non sans honte, à vous faire, serez-vous indigné contre moi ? Vous inspirerai-je le sentiment amer dont vous m’avez menacée ? Ne me rendrez--