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DELPHINE.

Je crus d’abord que des voleurs voulaient profiter de la nuit pour nous attaquer, et moi que vous connaissez craintive, j’éprouvais une émotion presque douce. L’idée me vint que Dieu avait pitié de moi et m’envoyait la mort. J’avançai précipitamment ma tête à la portière, avide du péril, quel qu’il fût, qui devait m’arracher aux impressions que j’éprouvais.

Je ne pouvais rien voir, mais j’entendis une voix qui, depuis la première fois qu’elle m’a frappée, n’est jamais sortie de mon cœur, prononcer ces mots : « Faites avancer vos chevaux si vous voulez, écrasez-moi, mais je ne reculerai pas. — Arrêtez ! m’écriai-je, arrêtez ! » Les postillons ne distinguaient point mes paroles, et je crus qu’ils se préparaient à partir en renversant celui qui s’était placé devant eux ; je fis des efforts pour ouvrir la portière, le tremblement de ma main m’empêchait d’y réussir ; ce tremblement augmentait à chaque seconde qu’il me faisait perdre. Je sentais que si je ne parvenais pas à descendre, les postillons ne me comprenant pas, attribueraient mes cris à l’effroi, et, prenant Léonce pour un assassin, pourraient l’écraser à l’instant sous les pieds des chevaux et les roues de ma voiture. Non, jamais un supplice de cette nature ne saurait se peindre ! Enfin je m’élançai hors de cette fatale portière ; Léonce qui m’avait entendue, s’était jeté en bas de son cheval, et courant vers moi, il me reçut dans ses bras.

Divinité des justes, que ferez-vous de plus pour la vertu ? que réservez-vous pour elle dans les cieux, quand sur la terre vous nous avez donné l’amour ? Je le retrouvais le jour même où je m’étais condamnée à le quitter pour toujours. Mon cœur reposait sur le sien au moment où j’avais cru sentir la voiture qui me traînait se soulever en passant sur son corps ; non, je n’aurais pas été un être sensible et vrai si je n’avais pas été résolue, dans cet instant, à donner ma vie à celui dont la présence venait de me faire goûter de telles délices. Ah ! Louise, qui pourrait se replonger dans le désespoir quand un coup du sort l’en a retiré ? qui pourrait se rejeter volontairement dans l’abîme, reprendre toutes les sensations douloureuses, suspendues, effacées par la confiance que le bonheur inspire si rapidement ? Non, j’ose l’affirmer, le cœur humain n’a pas cette force.

Léonce me porta pendant quelque pas ; il me croyait évanouie, je ne l’étais point ; j’avais conservé le sentiment de l’existence pour jouir de cet instant, peut-être marqué par le ciel comme le dernier et le plus haut degré de la félicité qu’il me destine. Le premier mot que je dis à Léonce fut la pro-