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DELPHINE.

ou de s’en affranchir en portant seules le poids de l’existence ! Le plus grand des plaisirs, c’est cette admiration du cœur qui remplit tous les moments, donne un but à toutes les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l’approbation de l’ami qui vous honore en vous aimant. Aimable Delphine, ne jugez pas le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la fortune ou de la nature ; connaissez le degré d’affection dont l’amour conjugal les fait jouir, et c’est alors seulement que vous saurez quelle est leur part de félicité sur la terre !

— Elle ne vous a pas tout dit, ma douce amie, reprit M. de Belmont ; elle ne vous a pas parlé du plaisir qu’elle a trouvé dans l’exercice d’une générosité sans exemple : elle a tout sacrifié pour moi, qui ne lui offrais qu’une suite de jours pendant lesquels il fallait tout sacrifier encore. Riche, jeune, brillante, elle a voulu consacrer sa vie à un aveugle sans fortune, et qui lui faisait perdre toute celle qu’elle possédait. Dans quelque trésor du ciel il existait un bien inestimable ; il m’a été donné, ce bien, pour compenser un malheur que tant d’infortunés ont éprouvé dans l’isolement. Et telle est la puissance d’une affection profonde et pure, qu’elle change en jouissances les peines les plus réelles de la vie ; je me plais à penser que je ne puis faire un pas sans la main de ma femme, que je ne saurais pas même me nourrir si elle n’approchait pas de moi les aliments qu’elle me destine. Aucune idée nouvelle ne ranimerait mon imagination, si elle ne me lisait pas les ouvrages que je désire connaître ; aucune pensée ne parvient à mon esprit sans le charme que sa voix lui prête ; toute l’existence morale m’arrive par elle, empreinte d’elle, et la Providence, en me donnant la vie, a laissé à ma femme le soin d’achever ce présent, qui serait inutile et douloureux sans son secours.

Je le crois, dit encore M. de Belmont, j’aime mieux que personne, car tout mon être est concentré dans le sentiment ; mais comment se fait-il que tous les hommes ne cherchent pas à trouver le bonheur dans leur famille ? Il est vrai que ma femme, et ma femme seule pouvait faire du mariage un sort si délicieux. Cependant il me manque de n’avoir jamais vu mes enfants ; mais je me persuade qu’ils ressemblent à leur mère ! De toutes les images que mes yeux ont autrefois recueillies, il n’en est qu’une qui soit restée profondément distincte dans mon souvenir, c’est la figure de ma femme ; je ne me crois pas aveugle près d’elle, tant je me représente vivement ses traits ! Avez-vous remarqué combien sa voix est douce ? quand elle parle,