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TROISIÈME PARTIE.

à me taire. J’aurais pu, dès que je la soupçonnai pendant mon séjour ici, et lorsque j’en eus acquis la certitude à Bordeaux par les diverses questions que vous fîtes à ma fille, j’aurais pu, dis-je, publier la vérité ; mais vous étiez marié : je ne pouvais rendre à mon amie le bonheur dont je l’ai privée, et j’avais les plus fortes raisons de craindre que la famille de mon mari ne m’enlevât ma fille, et ne se permit, pour me l’ôter, si je m’avouais coupable, le scandale d’un procès public. J’ai donc espéré que vous me pardonneriez d’avoir retardé la justification authentique que je dois à madame d’Albémar jusqu’à ce jour, où j’ai fait signer d’une manière irrévocable à toute la famille de M. d’Ervins les arrangements qui assurent la fortune d’Isaure, et m’autorisent à la confier à madame d’Albémar. J’ai abandonné tous mes droits personnels sur les biens de mon malheureux époux, et j’entre après-demain dans un couvent : je suis donc libre à présent de réparer aux yeux du monde le tort que j’ai pu faire à la réputation de madame d’Albémar ; mais, hélas ! je le sais, je n’en aurai pas moins perdu sa destinée. Son cœur, inépuisable en sentiments nobles et tendres, n’a pas cessé de m’aimer : vous, monsieur, ajouta-t-elle en tendant à Léonce, avec une douceur angélique, sa main tremblante, serez-vous plus inflexible qu’un Dieu de bonté qui, malgré mes offenses, a reçu mon repentir ? me pardonnerez-vous ? »

Ô ma sœur ! que n’avez-vous pu voir Léonce en ce moment ! Non, vous ne m’auriez plus demandé de le quitter ; l’expression triste, sombre, et presque toujours contenue, qu’il avait depuis quelque temps, disparut entièrement, et son visage s’éclaira, pour ainsi dire, par le sentiment le plus pur et le plus doux. Il mit un genou en terre pour recevoir la main de madame d’Ervins, et, de la voix la plus émue, il lui dit : « Pouvez-vous douter du pardon que vous daignez demander ? Ce n’est pas vous, c’est moi qui suis le seul coupable ; et cependant je vis, et cependant elle souffre mes plaintes, mes défauts, quelquefois même mes reproches. Aurais-je le droit de vous en adresser ? Non sans doute, et j’en ai moins encore le pouvoir ; votre sort, votre courage, votre vertu, oui, votre vertu, entendez cette louange sans la repousser, me pénètrent de respect et de pitié ; et si j’étais digne de me joindre à vos touchantes prières, je demanderais au ciel pour vous le calme que mon cœur déchiré ne connaît plus, mais qu’au prix de tant de sacrifices vous devez enfin obtenir

— Ah ! dit Thérèse en relevant Léonce, je vous remercie d’écarter de moi votre haine ; mais ce n’est pas tout encore il