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TROISIÈME PARTIE.

des forces contre l’amour. Delphine ! au nom du ciel !… – Arrêtez ! s’écria Léonce avec l’accent le plus douloureux ; ce n’est point à Delphine que vous devez vous adresser, elle est libre, et je suis lié pour jamais ; elle voulait s’unir à moi, je l’ai méconnue ; s’il faut déchirer un cœur, choisissez le mien ; je puis partir, je le puis. La guerre va bientôt s’allumer en France ; j’irai me joindre à ceux dont je dois partager les opinions ; dans ce parti sans puissance, se faire tuer n’est pas difficile. Si vous avez dans votre religion des ressources pour faire supporter à Delphine la mort de Léonce, si vous en avez, j’y consens et je vous le pardonne : mais pouvez-vous imaginer qu’après avoir passé près d’elle des jours orageux, et néanmoins pleins de délices, des jours pendant lesquels je lui ai confié mes peines les plus secrètes, mes sentiments les plus intimes, je vivrais privé tout à la fois de ma maîtresse et de mon amie ! de celle qui devrait être ma femme, et que je ne reverrais plus ! de celle qui dirige mes actions, donne un but à mes pensées, et m’est sans cesse présente ? Croyez-moi, sans avoir besoin de recourir à la résolution du désespoir, mon sang glacé cesserait de ranimer mon cœur si je ne vivais plus pour elle. Et c’est vous, madame, qui pouvez oublier tout ce que vous-même vous avez inspiré, tout ce qu’éprouve encore sans doute celui qui pleure loin de vous ! — C’en est trop, s’écria Thérèse en pâlissant, avec un tremblement convulsif qui me causa le plus mortel effroi ; c’en est trop ! Quel langage vous me faites entendre ! me croyez-vous donc assez guérie pour n’en pas mourir ! ignorez-vous ce qu’il m’en coûte ? pouvez-vous réveiller ainsi tous mes souvenirs ? Cessez, cessez ! Delphine, soutenez-moi ; éloignons-nous d’ici. »

Léonce, inconsolable de l’état où il avait jeté madame d’Ervins, n’osait approcher d’elle ; on l’emporta dans sa chambre, je la suivis, et je fis dire à Léonce que je ne redescendrais pas. Je ne voulais pas quitter madame d’Ervins, et je me sentais aussi dans un trouble qui me rendait impossible de parler à Léonce. Pourquoi le rendre témoin de mes cruelles incertitudes, des remords que madame d’Ervins a fait naître en moi ? Je veux me déterminer enfin, je le veux ; mais je ne puis le revoir qu’après avoir pris une décision. Quelle sera-t-elle, ô mon Dieu !

Madame d’Ervins passa près d’une heure sans prononcer une parole, m’écoutant quelquefois, et ne me répondant que par des pleurs ; je crus que c’était le moment d’essayer encore de la détourner d’entrer au couvent : les premiers mots que je