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TROISIÈME PARTIE.

Delphine ! ainsi séparée de tout ce qui te fut cher, ne regretteras-tu donc pas le malheureux insensé qui t’a si tendrement aimée ? » Louise, mon cœur s’égarait. « Cruel ! m’écriai-je, quoi ! c’est dans ce lieu même que tu peux exiger une semblable promesse ! Oses-tu donc profaner tout ce qu’il y a de saint sur la terre ?

— Je veux, reprit Léonce, te lier pour jamais ; je veux affranchir ton âme violemment et sans retour de tous les scrupules vains qui la retiennent encore. Delphine, si nous étions au bout du monde, si les volcans avaient englouti la terre qui nous donna naissance, les hommes que nous avons connus, croirais-tu faire un crime en t’unissant à ton amant ? Eh bien ! oublie l’univers, il n’est plus, il ne reste que notre amour. Tu ne l’as jamais connu, l’amour ? fille du ciel, aucun mortel n’a possédé tes charmes ! Quand ton âme sera tout entière livrée à moi, tu m’aimeras d’une affection que tu ne peux encore comprendre ; il naîtra pour nous deux une seule et même vie, dont nos existences séparées n’ont pu te donner l’idée. Dis-moi donc, ne sens-tu pas ce que j’éprouve, un élan du cœur vers la félicité suprême, un délire d’espérance qu’on ne pourrait tromper sans que l’avenir fût flétri pour toujours ? Écoute, Delphine, si tu sors de ces lieux sans que ta volonté soit vaincue, sans que tes desseins soient irrévocablement changés, j’en ai le pressentiment, tout est fini pour moi ; tu auras horreur de ma violence, tu ne te souviendras que d’elle. Delphine c’en est fait, prononcé, jamais la mort ne fut plus près de moi ! Quand tout mon sang, s’écria-t-il en frappant avec violence sa poitrine, quand tout mon sang sortit de cette blessure, j’avais mille fois plus de chance de vie qu’en cet instant. » Qui pourrait, juste ciel ! se faire l’idée de l’expression de Léonce alors ? Il était tellement hors de lui-même, que je ne doutai pas du plus funeste dessein. J’allais perdre tout sentiment de moi-même, j’allais promettre, dans le sanctuaire des vertus, d’oublier tous mes devoirs ; je me jetai à genoux cependant, par une dernière inspiration secourable, et j’adressai à Dieu la prière qui, sans doute, a été entendue.

« Ô Dieu ! m’écriai-je, éclairez-moi d’une lumière soudaine ! tous les souvenirs, toutes les réflexions de ma vie ne me servent plus ; il me semble qu’il se passe en moi des transports inouïs qu’aucun devoir n’avait prévus. Si tant d’amour est une excuse à vos yeux ; si, quand de tels sentiments peuvent exister, vous n’exigez pas des forces humaines de les combattre, suspendez cet effroi que j’éprouve encore pour un serment que je