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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/41

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DELPHINE.

« Vous savez, continua-t-elle, tout ce que j’ai eu à souffrir de M. de Vernon : proche parent de votre mari, il était impossible de lui moins ressembler : sa fortune et ma pauvreté furent les seuls motifs qui décidèrent notre mariage. J’en fus longtemps très-malheureuse ; à la fin, cependant, je parvins à m’aguerrir contre les défauts de M. de Vernon ; j’adoucis un peu sa rudesse : il existe une manière de prendre tous les caractères du monde, et les femmes doivent la trouver si elles veulent vivre en paix sur cette terre, où leur sort est entièrement dans la dépendance des hommes. Je n’avais pu néanmoins obtenir que ma fille me fût confiée, et son père la dirigeait seul : il mourut qu’elle avait onze ans ; et, pouvant alors m’occuper uniquement d’elle, je remarquai qu’elle avait dans son caractère une singulière âpreté, assez peu de sensibilité, et un esprit plus opiniâtre qu’étendu. Je reconnus bientôt que mes leçons ne suffisaient pas pour corriger de tels défauts : j’ai de l’indolence dans le caractère, inconvénient qui est le résultat naturel de l’habitude de la résignation ; j’ai peu d’autorité dans ma manière de m’exprimer, quoique ma décision intérieure soit très-positive. Je mets d’ailleurs trop peu d’importance à la plupart des intérêts de la vie pour avoir le sérieux nécessaire à l’enseignement. Je me jugeai comme je jugerais un autre ; vous savez que cela m’est facile ; et je résolus de confier à M. l’évêque de L. l’éducation de ma fille. Après y avoir bien réfléchi, je crus que la religion, et une religion positive, était le seul frein assez fort pour dompter le caractère de Mathilde : ce caractère aurait pu contribuer utilement à l’avancement d’un homme ; il présentait l’idée d’une âme ferme et capable de servir d’appui ; mais les femmes, devant toujours plier, ne peuvent trouver dans les défauts et dans les qualités même d’un caractère fort que des occasions de douleur. Mon projet a réussi : la religion, sans avoir entièrement changé le caractère de ma fille, lui a ôté ses inconvénients les plus graves ; et comme le sentiment du devoir se mêle à toutes ses résolutions et presque à toutes ses paroles, on ne s’aperçoit plus des défauts qu’elle avait naturellement, que par un peu de froideur et de sécheresse dans les relations de la vie, jamais par aucun tort réel. Son esprit est assez borné ; mais comme elle respecte tous les préjugés, et se soumet à toutes les convenances, elle ne sera jamais exposée aux critiques du monde : sa beauté, qui est parfaite, ne lui fera courir aucun risque, car ses principes sont d’une inébranlable austérité.

« Elle est disposée aux plus grands sacrifices ainsi qu’aux