quoi qu’il arrive : il leur convient mieux de le laisser dans le vague. Quelques-uns me donnent le conseil d’emmener Delphine en Languedoc ; et lorsque je veux leur prouver que le plus mauvais moment pour s’éloigner, c’est celui où l’on doit braver et confondre une indigne calomnie, ils me répètent le même conseil sans avoir fait attention à ma réponse ; et, tout occupés de l’avis qu’ils ont proposé, ils y attachent leur amour-propre, et se croient dispensés de vous secourir si vous ne le suivez pas : il est plus facile de se défendre contre des adversaires déclarés, que de s’astreindre à la conduite nécessaire avec de tels amis. Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant combien est faible la résistance qu’ils ont à craindre ; et cependant, s’ils se brouillaient avec vous, ils rendraient votre situation plus mauvaise. Ne commenceraient-ils pas leur phrase de renonciation par ces mots : Moi qui aimais madame d’Albémar, je suis obligé de convenir qu’il n’y a pas moyen à présent de l’excuser ? Funeste pays, où le nom d’ami, si légèrement prodigué, n’impose pas le devoir de défendre, et donne seulement plus de moyens de nuire si l’on abandonne !
L’opinion apparaît en tout lieu, et vous ne pouvez la saisir
nulle part ; chacun me dit qu’on répand les plus indignes mensonges
contre Delphine, et je ne parviens pas à découvrir si
celui qui me parle les répète ou les invente lui-même. Je me
crois toujours environnée de moqueurs qui se trahissent par un
regard ou par un sourire d’insouciance dans le moment où ils
me protestent qu’ils s’intéressent à ma peine. Je ne perds pas
une occasion de raconter les motifs de reconnaissance qui devaient
engager Delphine à donner un asile à M. de Valorbe,
comme s’il fallait, pour rendre service à un malheureux, d’autres
motifs que son malheur ! En vérité, je le crois, il est ici
plus dangereux d’exercer la vertu que de se livrer au vice ;
on ne veut pas croire aux sentiments généreux, et l’on cherche
avec autant de soin à dénaturer la cause des bonnes actions
qu’à trouver des excuses pour les mauvaises.
Ah ! qu’il vaut mieux vivre obscure et n’avoir jamais obtenu ces flatteuses louanges, avant-coureurs de la haine, et dont elle vient en hâte exiger de vous le prix ! Pour la première fois, je me console d’avoir été bannie du monde par mes désavantages naturels ; qu’ai-je dit ? je me console ! Delphine n’est-elle pas malheureuse ? et quel calme puis-je jamais goûter, si l’on ne parvient pas à la justifier ! Daignez, madame, vous concerter avec M. de Lebensei sur ce qu’il est possible de tenter, et ac-