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DELPHINE.

plus chers. Infortunée que je suis ! si j’avais été unie à toi, j’aurais connu tout le bonheur des serments les plus passionnés et les plus purs, ton enfant eût été le mien ; ah ! le ciel est sur la terre ! on peut épouser ce qu’on aime ; ce sort devait être le mien, et je l’ai perdu…

FRAGMENT VI.

Me voici à Lausanne, je suis dans une ville ; oh ! que je m’y sens seule, moi qui n’ai plus que la nature pour société ! Impatiente de la revoir, hier je me promenais sur une hauteur d’où je découvrais d’un côte l’entrée du Valais, et vers l’autre extrémité la ville de Genève ; il y avait dans ces tableaux une grandeur imposante qui soulageait ma douleur ; je respirais plus facilement, je demandais un consolateur à ce vaste monde, qui me semblait paisible et fier ; je l’appelais, ce consolateur céleste, par mes regards et mes prières ; je croyais éprouver un calme qui venait de lui. Mais tout à coup j’ai entendu sonner sept heures ; ce moment, jadis si doux pour moi, ce moment qui m’annonçait sa présence, passe maintenant comme tous les autres, sans espoir et sans avenir. À cette idée, les sentiments pénibles de mon cœur se sont ranimés plus vivement que jamais, et j’ai hâté ma marche, ne pouvant plus supporter le repos.

Je suis descendue vers le lac ; un vent impétueux l’agitait, les vagues avançaient vers le bord, comme une puissance ennemie prête à vous engloutir. J’aimais cette fureur de la nature qui semblait dirigée contre l’homme ; je me plaisais dans la tempête ; le bruit terrible des ondes et du ciel me prouvait que le monde physique n’était pas plus en paix que mon âme. Dans ce trouble universel, me disais-je, une force inconnue dispose de moi ; livrons-lui mon misérable cœur, qu’elle le déchire ; mais que je sois dispensée de combattre contre elle, et que la fatalité m’entraîne comme ces feuilles détachées que je vois s’élever en tourbillon dans les airs.

Vers le soir l’orage cessa, je remontai silencieusement vers la ville ; j’entendais de toutes parts en revenant le chant des ouvriers qui retournaient dans leur ménage : je voyais des hommes, des femmes de diverses classes se hâter de se réunir en société ; et, si j’en jugeais d’après l’extérieur, partout il y avait un intérêt, un mouvement, un plaisir d’exister qui semblait accuser mon profond abattement. Peut-être qu’en effet ma