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DELPHINE.

c’est de ne jamais mettre complètement à l’aise ceux mêmes qui lui sont chers ; il est tellement maître de lui, qu’on trouve toujours une sorte d’inégalité dans les rapports qu’on entretient avec un homme qui n’a jamais dit à la fin du jour un seul mot involontaire. Il ne faut attribuer cette réserve à aucun sentiment de dissimulation ou de défiance, mais à l’habitude constante de se dominer lui-même et d’observer les autres.

Un grand fonds de bonté, une disposition secrète à la mélancolie, rassurent ceux qui l’aiment, et donnent le besoin de mériter son estime. Des mots fins et délicats font entrevoir son caractère ; il me semble qu’il comprend, qu’il partage même tout bas la sensibilité des autres, et que, dans le secret de son cœur, il répond à l’émotion qu’on lui exprime ; mais tout ce qu’il éprouve en ce genre vous apparaît comme derrière un nuage, et l’imagination des personnes vives n’est jamais, avec lui, ni totalement découragée, ni entièrement satisfaite.

Un tel homme devait nécessairement prendre un grand empire sur Thérèse ; mais son sort n’en est pas plus heureux, car il se joint à toutes ses peines l’inquiétude continuelle de se perdre même dans l’estime de son amant. Tourmentée par les sentiments les plus opposés, par le remords d’avoir aimé, par la crainte de n’être pas assez aimée, ses lettres peignent une âme si agitée, qu’on peut tout redouter de ces combats, plus forts que son esprit et sa raison.

Je rencontrai M. de Serbellane chez madame de Vernon le soir du jour où j’avais reçu la lettre de Thérèse ; je m’approchai de lui, et je lui dis que je souhaitais de lui parler. Il se leva pour me suivre dans le jardin avec son expression de calme accoutumée. Je lui appris, sans entrer dans aucun détail, que j’avais su par madame d’Ervins tout ce qui l’intéressait, mais que je frémissais de son projet de venir à Paris. « Il est impossible, continuai-je, avec le caractère que vous connaissez à Thérèse, que son sentiment pour vous ne soit pas bientôt découvert par les observateurs oisifs et pénétrants de ce pays-ci. M. d’Ervins apprendra les torts de sa femme par de perfides plaisanteries, et la blessure d’amour-propre qu’il en recevra sera bien plus terrible. Ecrivez donc à madame d’Ervins ; c’est à vous à la détourner de son dessein. — Madame, répondit M. de Serbellane, si je lui écrivais de ne pas me rejoindre, elle ne verrait dans cette conduite que le refroidissement de ma tendresse pour elle, et la douleur que je lui causerais serait la plus amère de toutes. Me convient-il, à moi qui suis coupable de l’avoir entraînée, de prendre maintenant le langage de l’a-