je leur ai donné tous les maîtres qui avaient le plus de réputation, et j’ai joui de leur tendresse jusqu’à ce que l’un eût atteint dix-huit ans et l’autre seize : c’est vers cette époque que commence la nouvelle perspective de ma vie, celle qui, se rembrunissant de plus en plus, s’est enfin terminée par le genre de vie que je mène ici, et qui ressemble autant qu’il se peut à la mort.
Ma figure se conserva assez tard ; néanmoins, depuis l’âge de trente ans, j’avais commencé à réfléchir sur le petit nombre d’années dont il me restait à jouir ; je m’étonnai d’une impression qui m’était tout à fait nouvelle, je craignais l’avenir au lieu de le désirer, je ne faisais plus de projets, je retenais les jours au lieu de les hâter. Je voulus devenir plus soigneuse pour mes amis ; ils s’en étonnèrent, et ne m’en aimèrent pas davantage ; je repris mes caprices, mon inconséquence : on n’y était plus préparé ; et sans que personne autour de moi se rendit compte d’aucun changement dans la nature de ses affections, je voyais déjà des différences dont personne que moi ne se doutait encore.
Il me vint l’idée de faire des liaisons nouvelles, il me semblait qu’elles ranimeraient mon esprit et ma vie. Mais je n’avais pas en moi la faculté d’aimer ceux que je n’avais point connus dans les premières années de ma jeunesse ; et, quoique ma sensibilité n’eût peut-être jamais été très-profonde, il y avait pourtant une distance infinie entre ces affections que je commandais, et les affections involontaires qui avaient décidé mes premières amitiés. Je répétais ce que j’avais dit autrefois avec une sorte d’exactitude, pour voir si je produirais le même effet ; je croyais rencontrer des caractères différents, des situations entièrement changées, tandis que tout était de même, excepté moi. J’avais perdu, non pas encore les charmes de la jeunesse, mais cette espérance vive, indéfinie, entraînant avec elle tous ceux qui s’unissent confusément aux nombreuses chances d’un long avenir.
Aucune de mes liaisons ne tenait ; rien ne s’arrangeait de soi-même : toutes mes relations étaient, pour ainsi dire, faites à la main, et demandaient des soins continuels ; j’en faisais trop ou trop peu pour les autres ; je n’avais plus de mesure sur rien, parce qu’il n’y avait point d’accord entre mes désirs et mes moyens. Enfin, après sept ou huit ans de ces vains efforts pour obtenir de la vie ce qu’elle ne pouvait plus me donner, je m’aperçus un jour que j’étais sensiblement changée, et je passai tout un bal sans qu’aucun homme m’adressât des compliments