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DELPHINE.

vements de cette nature, toujours agissante et toujours impassible, renouvelant tout et ne préservant rien de la destruction. Oh ! m’écriai-je, d’où vient donc que j’attache à mon avenir tant d’intérêt et d’importance ? Voilà l’histoire de la vie ! notre destinée, la voilà ! des vagues engloutissant des vagues, et des milliers d’êtres sensibles souffrant, désirant, périssant, comme ces bulles d’eau qui jaillissent dans les airs et qui retombent. Il ne faut pas moins que le bouleversement des empires pour attirer notre attention ; et l’homme qui semblait devoir se consumer de pitié, puisqu’il a seul la prévoyance et le souvenir de la douleur, l’homme ne détourne pas même la tête pour remarquer les souffrances de ses semblables ! Qui donc entendra mes cris ? est-ce la nature ? Comme elle suit son cours majestueusement ! comme son mouvement et son repos sont indépendants de mes craintes et de mes espérances ! Hélas ! ne puis-je pas m’oublier comme elle m’oublie ? ne puis-je pas, comme un de ces arbres, me laisser aller au vent du ciel sans résister ni me plaindre ?

Non, ma chère Henriette, continua madame d’Albémar, il ne faut pas lutter longtemps contre le malheur ; je me soumets au sort que m’impose madame de Ternan. Croyez-moi, je fais bien : je consacre ma mémoire dans le cœur de celui pour qui j’ai vécu ; je me survis, mais pour apprendre qu’il me regrette et que rien ne pourra plus altérer ce sentiment. Les anciens croyaient que les âmes de ceux qui n’avaient pas reçu les honneurs de la sépulture erraient longtemps sur les bords du fleuve de la mort ; il me semble qu’une situation presque semblable m’est réservée. Je serai sur les confins de cette vie et de l’autre, et la rêverie me fera passer doucement les longues années qui ne seront remplies que par mes souvenirs.

Je voudrais pouvoir unir à ce grand sacrifice l’idée qu’il est agréable à Dieu, mais je ne puis me tromper moi-même à cet égard. Je n’ai jamais cru qu’un Dieu de bonté exigeât de nous ce qui ne pouvait servir à notre bonheur ni à celui des autres. En brisant mes liens avec le monde, je ne sens au fond de mon cœur que l’amour qui m’y condamne, et l’amour qui m’en récompense ; oui, c’est pour son estime, c’est pour ne point exposer sa vie, c’est pour sauver la réputation de celle qu’il a honorée de son choix, que je m’enferme ici pour jamais ! Pardonne, ô mon Dieu ! l’on exige de moi que je prononce ton nom ; mais tu lis au fond de mon âme, et tu sais que je ne t’offre point une action dont tu n’es pas l’objet ! je t’offre tout ce que je ferai jamais de bon, d’humain, de raisonnable ; mais