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CINQUIÈME PARTIE.

été connue ; et c’est alors qu’avec l’accent le plus sombre et l’expression de découragement la plus déchirante, elle dit : « C’est assez résister, c’est assez combattre pour une existence infortunée, contre tous les événements et tous les caractères ; mes amis, le monde et mon propre cœur sont lassés de moi, c’est assez ; demain, madame, continua-t-elle en s’adressant à madame de Ternan, demain, à pareille heure, je me lierai par les serments que vous me demandez. Que personne n’en soit témoin, je vous en conjure ; ma disposition ne me rend pas digne de l’appareil qui donnerait à cette cérémonie un caractère imposant ; séparez-moi du passé, de l’avenir, de la vie ; c’est tout ce que je veux, c’est tout ce que je puis. » Madame de Ternan embrassa Delphine avec une sorte de triomphe qui me fit bien mal ; ce qui lui causait le plus de plaisir encore dans la résolution de Delphine, c’était d’être parvenue à se faire obéir. Elle me demanda de la laisser seule avec madame d’Albémar tout le jour, pour la préparer au lendemain ; il fallut m’éloigner. Delphine, profondément absorbée, ne remarqua point mon départ.

Le lendemain j’arrivai de bonne heure au couvent ; les religieuses entouraient Delphine, et lui demandaient si elle sentait la grâce descendre dans son cœur. Elle ne répondait rien, pour ne pas les scandaliser ni les tromper ; mais elle m’a dit, depuis, que dans aucun temps de sa vie elle n’avait éprouvé des sentiments moins conformes à la situation où elle se trouvait ; car rien ne lui paraissait plus contraire à l’idée qu’elle a toujours nourrie de la véritable piété, que ces institutions exagérées qui font de la souffrance le culte d’un Dieu de bonté. Les cérémonies de deuil dont on l’entourait ne produisirent aucune impression : une fois, m’a-t-elle dit, elle avait été profondément touchée d’une semblable cérémonie ; mais son âme était maintenant si fort occupée, qu’aucun objet extérieur ne frappait même son imagination.

L’abbesse arriva ; elle avait mis du soin dans l’arrangement de son costume ; elle avait l’air plus jeune, et sans doute elle rappelait davantage Léonce ; car Delphine, s’approchant de moi, me dit : « Considérez madame de Ternan, c’est la ressemblance de Léonce que je vois, c’est elle qui marche devant moi, puis-je me tromper en la suivant ? N’y a-t-il pas quelque chose de surnaturel dans cette ombre de lui qui me conduit à l’autel ? Ô mon Dieu ! continua-t-elle à voix basse, ce n’est pas à vous que je me sacrifie, ce n’est pas vous qui exigez l’engagement insensé que je vais prendre ; c’est l’amour qui m’entraîne, c’est