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DELPHINE.

plus noble et de meilleur au monde, j’ignore ce que je suis moi-même ; je ne puis plus rien juger, rien aimer ; le ciel et la terre sont confondus à mes yeux ; je ne sais où poser mes pas, et je demande à la nature ce qu’elle veut faire de moi, quand elle m’ôte le seul appui sur lequel je reposais encore mon âme. Mais non, j’en suis sûre, vous m’expliquerez le mystère qui règne dans votre lettre : le sort renferme mille événements extraordinaires ; toutefois il en est un impossible, c’est que la bonté se démente, c’est que l’amitié sincère se détache par le malheur, c’est que vous ne soyez pas une amie parfaitement bonne et généreuse ! Réveillez-vous, Louise, réveillez-vous ! un motif qui m’est inconnu vous a dicté votre incroyable refus ; mais quel qu’il soit, ce motif, il ne doit rien valoir.

Peut-être croyez-vous qu’il est plus convenable pour moi de rester ici, que je ferais mieux de ne pas aller en France : ah ! ne me déchirez pas le cœur pour ce que vous croyez mon bien ; la douleur que vous m’avez causée est au-dessus de toutes celles que vous voudriez m’épargner ; les chances de l’avenir sont incertaines, et la douleur présente est le véritable mal. Plus je relis votre lettre, plus je me persuade que ce n’est point un sentiment froid, raisonnable, calculé, qui vous l’a dictée ; il y règne un trouble, une obscurité, une contradiction, qui me font craindre pour vous, pour moi, quelque grand malheur que vous redoutez, que vous me cachez. Léonce est-il malade ? est-il menacé de quelque péril ?

Vous dirais-je que de malheureuses superstitions se sont emparées de moi depuis que votre lettre a frappé mon esprit de terreur ? Le dernier mot que M. de Valorbe a écrit en mourant, c’était pour exprimer son désir d’être enseveli dans notre église. Nos religieuses s’y refusaient d’abord, parce que l’on avait répandu le bruit qu’il s’était tué ; mais j’ai mis tant de chaleur dans ma demande, que je l’ai enfin obtenu : j’attachais un grand prix à rendre à cet infortuné ce dernier hommage. Hier au soir, je voulus aller visiter son tombeau ; votre lettre m’avait inspiré plus de désir encore d’apaiser ses mânes. Je craignais pour Léonce ; j’avais besoin d’implorer toutes les protections invisibles que les infortunés appellent sans cesse dans leurs impuissantes douleurs. J’arrive près du tombeau de M. de Valorbe, je frémis du profond silence qui m’environnait, près d’un cœur si passionné, près d’un homme que la violence de ses sentiments avaient fait mourir. Je me mis à genoux, et je me penchai sur la pierre qui couvrait sa cendre. J’y versai longtemps des pleurs de pitié, de regret et de crainte. Quand