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SIXIÈME PARTIE.

je ne l’ai pas repoussé ! Si je lui deviens moins chère, il pourra vivre sans moi, je n’aspire qu’à sa vie ; tous les sacrifices sont possibles quand il s’agit de le sauver. Demain, il veut mourir ; demain s’éteindra dans mes bras cette âme héroïque et pure : la dernière fois que je l’ai vu, mes cris, mes pleurs l’ont ranimé, et dans quelques jours il serait de même étendu sans mouvement à mes pieds ; de même, mais pour toujours ! Je me dégrade peut être à ses yeux ; mais, soit qu’il refuse ou qu’il accepte, il vivra ; l’impression qu’il recevra de ce que vous allez lui proposer arrêtera son funeste projet ; si je détruis ainsi l’amour de Léonce pour moi, je saurai mourir ; mais alors il me survivra, c’est tout ce que je veux. Écrivez-lui donc, j’y consens.

Delphine.

Après avoir reçu la lettre de Delphine, j’écrivis à l’instant à Léonce ce que vous allez lire :

M. DE LEBENSEI À M. DE MONDOVILLE.

Serez-vous capable d’écouter un conseil courageux, salutaire, énergique ; un conseil qui vous sauve de l’abîme du malheur, pour élever Delphine et vous à la destinée la plus parfaite et la plus pure ? Saurez-vous suivre un parti qui blesse, il est vrai, ce que vous avez ménagé toute votre vie, les convenances, mais qui s’accorde avec la morale, la raison et l’humanité ?

Je suis né protestant ; je n’ai point été élève, j’en conviens, dans le respect des institutions insensées et barbares qui dévouent tant d’êtres innocents au sacrifice des affections naturelles ; mais faut-il moins en croire mon jugement, parce qu’aucune prévention n’influe sur lui ? L’homme fier, l’homme vertueux ne doit obéir qu’à la morale universelle ; que signifient ces devoirs qui tiennent aux circonstances, qui dépendent du caprice des lois ou de la volonté des prêtres, et soumettent la conscience de l’homme à la décision d’autres hommes asservis depuis longtemps sous le joug des mêmes préjugés, et surtout des mêmes intérêts ? Certes la morale est d’une assez haute importance pour que l’Être suprême ait accordé à chacune de ses créatures ce qu’il faut de lumières pour la comprendre et pour la pratiquer ; et ce qui répugne aux cœurs les plus purs ne peut jamais être un devoir ! Écoutez-moi : les lois de France dégagent Delphine des vœux que de fatales circonstances ont32