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DELPHINE.

gination, pour ainsi dire, au lieu de vouloir l’asservir ; car elle influe toujours sur notre bonheur, alors même qu’on l’empêche de diriger notre conduite. Je ne viens donc point, avec des lieux communs de philosophie, vous conseiller de triompher de vos inquiétudes sur tout ce qui tient à l’opinion, mais je vous dis d’adopter une manière de vivre qui vous mette à l’abri de ces inquiétudes.

Votre amour pour Delphine doit vous rendre la solitude bien douce avec elle ; n’admettez dans votre intimité que quelques amis exempts de préjugés et qui jouiront de votre bonheur. Vous voulez mourir ? dites-vous. Mais n’est-ce pas immoler aussi Delphine ? Elle ne vous survivra pas, vous n’en pouvez douter ; et vous renonceriez l’un et l’autre à la plus belle des destinées, à l’amour dans le mariage, parce qu’il existera quelques hommes qui vous blâmeront ! Rappelez-vous un à un ces hommes dont vous redoutez le jugement ; en est-il qui vous parussent mériter le sacrifice d’un jour, d’une heure de la société de Delphine ? et pour tous réunis vous lui donneriez la mort ! Vous pouvez généraliser d’une manière assez noble les sentiments qu’inspire la crainte de blesser l’opinion des hommes ; mais représentez-vous en détail ce que vous redoutez : une visite qu’on ne fera pas à votre femme, une invitation qu’elle ne recevra pas, une révérence qui lui sera refusée ; vous aurez honte de mettre en balance le bonheur et l’amour avec ces misérables égards de politesse, que le pouvoir obtient toujours, quelque mal qu’il ait fait, chaque fois qu’il menace d’en faire plus encore.

Ah ! si votre conscience était d’accord avec ce que les hommes diraient de vous, chacun d’eux pourrait vous humilier, car votre cœur ne conserverait en lui-même aucune force pour se relever ; mais est-ce vous, Léonce, est-ce vous à qui l’amour et la vertu, les affections du cœur et le repos de la conscience ne suffiraient pas pour supporter la vie ? Si vous vous trouviez tout à coup transporté sur les rives de l’Orénoque avec Delphine, vous y seriez heureux, parfaitement heureux. Eh bien, vous avez de plus les plaisirs et les jouissances que la fortune et les arts de la civilisation peuvent donner. Serait-il possible que des êtres qui n’ont pour vous aucun genre d’attachement, des êtres qui emploieraient un quart d’heure de leur journée à vous blâmer, mais qui n’en auraient pas consacré autant a vous rendre le plus important service, serait-il possible qu’ils se plaçassent entre Delphine et vous, et vous empêchassent de vous réunir ? Ils seraient bien étonnés, Léonce, des sacri-