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SIXIÈME PARTIE.

il s’écria : « Non, la vie ne peut se supporter sans l’honneur ! et l’honneur ce sont les jugements des hommes qui le dispensent ; il faut les fuir dans le tombeau. » Ces paroles, la violence de l’émotion qu’il éprouvait en les prononçant, ce que je venais d’entendre au milieu de la foule, tout enfin m’éclaira sur ma faute ! je vis la vérité, comme si je l’apercevais pour la première fois ; et je ne conçois pas encore comment j’ai pu croire que M. de Mondoville saurait braver la situation où nous nous serions trouvés, si nous avions suivi les conseils de M. de Lebensei.

« Léonce, lui dis-je, demain je retourne à mon couvent ; je renonce pour jamais à la folle espérance qui avait rempli mon âme ; demain je vous quitte ; adieu. — Adieu ! répéta-t-il. Juste ciel ! qu’ai-je donc dit ? » Il se leva comme égaré, et retomba l’instant d’après dans l’accablement de la douleur. Je me plaçai près de lui ; et, avec plus de courage que je ne me flattais d’en avoir, je lui dis : « Léonce, ne vous faites point de reproches, nous nous sommes abusés l’un et l’autre ; non-seulement un caractère aussi délicat que le vôtre ne devait pas maintenant supporter l’idée de notre union, mais elle eût fait souffrir tout homme que ses habitudes et ses réflexions n’ont pas affranchi du monde ; elle attirera sur vous le blâme universel, il faut y renoncer. — Misérable que je suis ! dit-il ; oui, je l’avouerai, aujourd’hui j’ai souffert ; la honte m’aurait-elle atteint ? La honte avec toi ! quoi ! prêt à te posséder, je te perdrais ! mon indomptable caractère nous séparerait encore une fois ! Si tu n’avais pas consenti à me suivre, si tu l’avais regardé comme impossible, je serais mort avec une idée douce, je serais mort sans me détester moi-même ; mais à présent tu te donnes à moi, je puis être ton époux, et cette infernale puissance, qu’on appelle l’opinion des hommes, s’élève entre nous deux pour nous désunir ! Exécrable fantôme ! s’écria-t-il dans un véritable accès de délire, que veux-tu de moi, en me représentant sans cesse sous les plus noires couleurs le mépris ? Le mépris ! qui a pu prononcer ce nom ? qui oserait en témoigner pour moi, pour elle ? ne puis-je pas poignarder tous ceux qui auraient l’audace de nous blâmer ? Mais il en renaîtra de leur sang, pour nous insulter encore : où trouver l’opinion, comment l’enchaîner, où la saisir ? Ô Dieu ! je veux déchirer ce cœur qui ne sait ni tout immoler à l’amour, ni sacrifier l’amour à l’honneur ; j’ai soif de la mort ! Dieu qui m’as créé pour tant de maux, détruis ton ouvrage ; je t’invoque, je t’offense, anéantis-moi ! — Arrête, lui dis-je, arrête ! il fera mieux pour nous, ce33