Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
580
DELPHINE.

affaiblie dans cette lutte de mon caractère contre mon amour ; je n’ai pu les accorder que par le sacrifice de ma vie : ce n’est pas te moins aimer ; mais devais-je m’unir à toi sans t’honorer, sans pouvoir repousser loin de toi les traits cruels de la censure publique ! Fallait-il éprouver, au milieu du bonheur suprême, un sentiment d’amertume ? rougir de soi-même, parce qu’on n’a pas la force de dompter ce sentiment ? rougir devant les autres alors qu’ils le devinent ? aimer avec idolâtrie, et n’être pas heureux avec ce qu’on aime ? t’estimer, t’adorer à l’égal des anges, et te voir flétrie dans l’opinion ? garder dans le fond de mon âme une peine qu’il aurait fallu te cacher ? Ah ! cette existence était odieuse ! De tous les supplices les plus affreux, le plus extraordinaire n’est-il pas de trouver dans son propre cœur un sentiment qui nous sépare de l’objet de notre tendresse ? d’avoir en soi l’obstacle, quand tous les autres ont disparu ? Malheureux ! je souffrais encore pendant que je serrais dans mes bras celle que j’adore, pendant que le feu de l’amour coulait dans mes veines ; cependant, après avoir pu devenir ton époux, comment souffrir le jour en s’accusant de la perte d’un tel sort ! comment recommencer cette douleur déjà éprouvée, mais la recommencer en se disant à toutes les heures : Si je le veux, elle est à moi, et je m’éloigne d’elle, et je la laisse languir dans une solitude déplorable où son amour pour moi l’a précipitée ! Non, non, ma Delphine, quand ces contrastes, ces inconséquences, ces douleurs opposées se sont emparées d’un malheureux, il faut qu’il meure, car il ne peut ni se décider, ni rester incertain, ni vivre après avoir choisi.

Et toi, mon amie, et toi, quelle douleur je te fais éprouver ! quel prix de ta tendresse ! Mais déjà le trouble que je n’ai pu cacher n’a-t-il point altéré ton affection pour moi ? ne m’as-tu pas dit que jamais tu n’oublierais le moment fatal, l’instant d’incertitude qui avait désenchanté notre avenir ? Ah ! je me suis montré si peu digne de ton amour, que peut-être ce souvenir te consolera de ma perte !

Ô ma Delphine ! crois-moi cependant, je t’ai passionnément aimée ; non, jamais, jamais tu n’oublieras cet ami plein de défauts, d’orgueil, de véhémence, mais cet ami qui, du jour où il t’a vue, sentit que seule dans cet univers tu remplissais son âme, et que sa destinée se composait de toi seule.

Oh ! c’en est donc fait, et ma volonté nous sépare ! Puis-je avoir un ennemi plus cruel que moi-même ! te ferai-je jamais comprendre comment il se peut que je te quitte et que je t’adore, que je cherche la mort, quand un bonheur tant souhaité m’é-