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CONCLUSION.

mette ses jours pour conserver ceux d’un inconnu. — D’un inconnu ! d’un inconnu ! reprit Delphine, s’il est innocent ! d’un inconnu ! si sa vie dépend de vous ! Ah ! qu’il doit nous être cher, l’homme infortuné que nous pouvons sauver d’une mort injuste et certaine ! Oui, j’en conviens, ce que je vous demande exige du courage, de la générosité, du dévouement ; ce n’est point une pitié commune que j’attends de vous, c’est une élévation d’âme qui suppose des vertus antiques, des vertus républicaines, des vertus qui honoreront mille fois plus le parti que vous défendez que les plus illustres victoires. Eh bien, soyez cet homme supérieur aux autres hommes, cet homme qui se sacrifie lui-même à ce qui est noble et bon ! Écrivez sur ce papier, dit-elle en s’avançant pour le prendre sur le bureau du juge, écrivez que M. de Mondoville doit sortir de prison ; tout est dit alors, son nom ne sera point cité, il quittera la France, il partira pour la Suisse ; et dans ce pays vous avez deux êtres à vous, venez les retrouver, et vous apprendrez ce que c’est que la reconnaissance dans les cœurs généreux ; jamais lien plus sacré put-il unir les âmes ? Ah ! si le libérateur de Léonce me demandait ma vie, au bout du monde, après vingt années, cette vie serait encore à lui. Signez, signez… »

Le juge, étonné des impressions qu’il éprouvait, mit sa main sur ses yeux pour ne pas voir Delphine ; et, retrouvant alors dans le fond de son âme la crainte que l’émotion combattait, il fit un dernier effort pour étouffer son attendrissement, et refusa nettement ce que madame d’Albémar se croyait près d’obtenir. À ces mots, elle tomba sur une chaise presque sans vie, comme frappée d’un coup mortel et inattendu. Dans ce moment une femme ouvrit la porte, et Delphine la reconnut pour celle dont le portrait l’avait frappée : cette femme, voyant que son mari n’était pas seul, voulut se retirer ; Delphine inspirée par son désespoir, s’avança vers elle et la conjura d’entrer. « Je venais, répondit-elle, prier mon mari de monter pour voir le médecin, qui est très-inquiet de notre fils. — Votre fils, s’écria Delphine, votre fils ! — Oui, madame, répondit la femme ; je n’ai que cet enfant, et il est bien malade. — Votre enfant est malade ! répéta Delphine ; eh bien ! dit-elle en se retournant vers le juge avec un regard solennel, si vous livrez Léonce au tribunal, votre enfant, cet objet de toute votre tendresse, il mourra ! il mourra ! » Le juge et sa femme reculèrent, effrayés de cette voix et de cet accent prophétique. « Oui, reprit-elle, vous ne savez pas combien est infaillible la punition du ciel quand on s’est refusé à la pitié. Vous serez frappés dans ce que vous avez de plus cher. La dou-