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DELPHINE.

obligée de redouter le jugement des indifférents, à cause de leur influence sur l’objet qui me serait cher ; de craindre toutes les calomnies parce qu’il souffrirait de toutes, et de me courber devant l’opinion parce que j’aimerais un homme qui serait son premier esclave !

Non, Léonce, ma chère Louise, ne convient pas à votre Delphine ; ah ! combien les sentiments de votre généreux frère, mon noble protecteur, répondaient mieux à mon cœur ! Il me répétait souvent qu’une âme bien née n’avait qu’un seul principe à observer dans le monde : faire toujours du bien aux autres et jamais de mal. Qu’importe à celle qui croit à la protection de l’Être suprême et vit en sa présence, à celle qui possède un caractère élevé et jouit en elle-même du sentiment de la vertu ; que lui importent, me disait M. d’Albémar, les discours des hommes ? elle obtient leur estime tôt ou tard, car c’est de la vérité que l’opinion publique relève en dernier ressort ; mais il faut savoir mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise et l’envie excitent contre les êtres distingués. Il ajoutait, j’en conviens, que cette indépendance, cette philosophie de principes, convenait peut-être mieux encore à un homme qu’à une femme ; mais il croyait aussi que les femmes étant bien plus exposées que les hommes à se voir mal jugées, il fallait d’avance fortifier leur âme contre ce malheur. La crainte de l’opinion rend tant de femmes dissimulées, que, pour ne point exposer la sincérité de mon caractère, M. d’Albémar travaillait de tout son pouvoir à m’affranchir de ce joug. Il y a réussi ; je ne redoute rien sur la terre que le reproche juste de mon cœur, ou le reproche injuste de mes amis ; mais que l’opinion publique me recherche ou m’abandonne, elle ne pourra jamais rien sur ces jouissances de l’âme et de la pensée, qui m’occupent et m’absorbent tout entière. Je porte en moi-même un espoir consolateur qui se renouvellera toujours tant que je pourrai regarder le ciel et sentir mon cœur battre pour la véritable gloire et la parfaite bonté.

Ce bonheur ou ce calme dont je jouis, que deviendraient-ils néanmoins, si, par un renversement bizarre, c’était moi, faible femme, moi dont la destinée réclame un soutien, qui savait mépriser l’opinion des hommes, tandis que l’être fort, celui qui doit me guider, celui qui doit me servir d’appui, aurait horreur du moindre blâme ? Vainement je tâcherais de me conformer à tous ses désirs ; en adoptant une conduite qui ne me serait point naturelle, je n’éviterais pas d’y commettre des