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PREMIÈRE PARTIE.

consens, je le souhaite, peut-être ; mais je ne puis me résoudre à lui en parler la première. Ne serait-ce pas indiquer le sacrifice que je désire ? Je m’en sentirais plus à l’aise avec elle, si c’était moi qui lui dusse de la reconnaissance ; alors je lui avouerais ma folie, je m’en remettrais à sa générosité ; mais ce que je crains avant tout, c’est d’abuser un instant du service que j’ai pu lui rendre.

Ma sœur, consultez votre délicatesse naturelle, non votre injuste prévention contre madame de Vernon, et dites-moi ce que je devrais faire, s’il m’aimait, s’il se croyait libre. Hélas ! ce conseil sera peut-être bien inutile ; peut-être redouté-je des combats qu’il m’épargnera.

LETTRE XXIV. — LÉONCE À M. BARTON, À MONDOVILLE.
Paris, ce 6 juin.

Vous êtes parti pour Mondoville par condescendance pour une seconde lettre de ma mère ; je vous prie, mon cher Barton, d’y rester quelque temps. Je me servirai de ce prétexte pour retarder toute explication avec madame de Vernon sur mon mariage, et je pourrai écrire à ma mère et peut-être trouver quelque moyen de me délivrer de sa promesse. Mon cher maître, vous le sentez vous-même, j’en suis sûr, quoique vous vous soyez refusé à me l’avouer, j’ai connu madame d’Albémar, et je ne peux jamais aimer Mathilde.

Pensez-vous que l’impression de la journée d’hier puisse s’effacer de mon cœur ? Sans doute elle est belle, Mathilde ; vous me l’avez dit, je le crois ; mais ai-je pu seulement la regarder ? Je voyais, j’écoutais une femme comme il n’en exista jamais. C’est un être inspiré que Delphine ? L’avez-vous remarquée lorsqu’elle s’adressait à moi ? J’étais assis à quelques pas d’elle dans le jardin : sa voix s’animait, ses yeux ravissants regardaient le ciel comme pour le prendre à témoin de ses nobles pensées ; ses bras charmants se plaçaient naturellement de la manière la plus agréable et la plus élégante. Le vent ramenait souvent ses cheveux blonds sur son visage ; elle les écartait avec une grâce, une négligence, qui donnaient à chacun de ses mouvements une séduction nouvelle. Croyez-vous, mon cher Barton, qu’elle parlât avec plus d’intérêt à cause de moi ? Vous m’avez dit que vous ne l’aviez jamais trouvée si aimable : aurait-elle voulu me plaire ? Cependant, elle m’a quitté si brusquement ! mais c’était dans la crainte d’affliger madame de