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DELPHINE.

Madame du Marset, piquée, se retourna vers madame de Vernon, et lui dit : « Au reste, madame, quoi qu’en dise madame votre nièce, ce n’est pas une opinion si ridicule que la mienne ; madame de Mondoville, à qui j’écrivais encore hier sur tout ce qui se passe en France, est entièrement de mon avis. » En apprenant que madame du Marset écrivait à madame de Mondoville, l’idée me vint à l’instant qu’elle lui parlait peut-être de moi, qu’elle lui manderait peut-être la conversation même que nous venions d’avoir, et qu’elle me peindrait comme une insensée à madame de Mondoville, qui est singulièrement, exagérée dans sa haine contre la révolution de France. J’éprouvai un tel saisissement par cette réflexion, qu’il me fut impossible de prononcer un mot de plus.

Madame du Marset me dit avec ce rire qui caractérise tous les amours-propres dont la prétention est de feindre une assurance qu’ils n’ont pas : «Eh bien ! madame, vous ne répondez rien ? Aurais-je raison, par hasard ? aurais-je réduit votre grand esprit au silence ? » On annonça Léonce. Quels vœux je faisais pour que cette fatale conversation ne recommençât pas ! Mais madame de Vernon, impitoyablement, appelle M. de Mondoville, et lui dit : « Est-il vrai que madame votre mère déteste Rousseau ? Madame d’Albémar, qui est très-enthousiaste et de ses écrits et de ses idées politiques, les soutient contre madame du Marset, qui s’appuie du sentiment de madame votre mère. »

Je tremblais pendant ce discours, et j’attendais sans respirer la réponse de Léonce. Au nom de madame du Marset, il se retourna vers elle : je ne voyais pas son visage ; mais il y avait dans l’attitude de sa tête quelque chose de méprisant pour madame du Marset, qui d’abord me rassura. Madame du Marset, qui avait en face d’elle le regard de Léonce, en fut sans doute troublée ; car elle articula faiblement ces mots : « Oui, monsieur, madame votre mère est absolument de mon opinion ; elle me l’a écrit plusieurs fois. — Je ne sais, madame, lui dit Léonce avec un son de voix que je ne lui connaissais pas, mais qui me pénétra de respect et de crainte ; je ne sais ce que vous écrit ma mère ; mais je voudrais ignorer ce que vous lui répondez. — Laissons tout cela, dit assez vivement madame de Vernon, et allons nous promener dans mon jardin. »

Je désirais extrêmement avoir l’explication des paroles de Léonce ; j’espérais avec délice, que sa colère venait de son intérêt pour moi, mais j’avais besoin qu’il me le dit lui-même.