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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/98

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PREMIÈRE PARTIE.

« Je le sais, me dit-elle, quoique sa beauté soit remarquable, jamais elle ne pourrait lutter avec avantage contre une femme qui chercherait à plaire ; elle ne s’apercevrait seulement pas des efforts qu’on ferait pour lui enlever celui qu’elle aimerait, et surtout elle ne saurait point le retenir. Si vous n’aviez point assuré son sort par de généreux sacrifices, personne ne l’aurait épousée par inclination ; elle ne devait pas se flatter de se marier jamais à un homme de la fortune et de l’éclat de Léonce. — Pourquoi, lui dis-je, un autre n’aurait-il pas réuni des avantages à peu près semblables ? Ce neveu de M. de Fierville, auquel vous aviez pensé… — Je ne connaissais pas Léonce alors, interrompit-elle ; comment une mère pourrait-elle comparer ces deux hommes lorsqu’il s’agit du bonheur de sa fille ! D’ailleurs le neveu de M. de Fierville a perdu son procès, qu’il avait d’abord gagné ; il n’a plus rien : la succession de M. de Vernon doit une somme très-forte à madame de Mondoville, et comme je ne puis la payer sans ce mariage, je serais ruinée s’il manquait. Ne cherchez point à dissimuler, ma chère, le service que vous me rendez ; il est immense, et tout le bonheur de ma vie en dépend. »

Je me jetai dans les bras de madame de Vernon ; j’allais parler, mais elle m’interrompit précipitamment pour me dire que son homme d’affaires lui avait apporté, le matin, l’acte de donation de la terre d’Andelys, parfaitement rédigé comme nous en étions convenues, et qu’elle me priait de le signer, pour que tout fût en règle avant de dresser le contrat de Léonce et de Mathilde. À ce mot, je sentis mon sang se glacer ; mais un mouvement presque aussi rapide succédant au premier, j’eus honte d’avouer mon secret à madame de Vernon dans le moment même où j’allais m’engager au don que j’avais promis, et je craignis de m’exposer ainsi à ce qu’il fût refusé.

Je me levai donc pour la suivre dans son cabinet ; en passant devant une glace je fus frappée de ma pâleur, et je m’arrêtai quelques instants ; mais enfin je triomphai de moi ; je pris la plume et je signai avec une grande promptitude, car j’avais extrêmement peur de me trahir ; et, malgré tous mes efforts, je ne conçois pas encore comment madame de Vernon ne s’est pas aperçue de mon trouble. Je sortis presque à l’instant même ; je voulais être seule pour penser à ce que j’avais fait : madame de Vernon ne me retint pas, et ne prononça pas un seul mot d’inquiétude sur mon agitation.

Rentrée chez moi, je tremblais, j’éprouvais une terreur secrète, comme si j’avais mis une barrière insurmontable entre