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DE L’AMOUR.

le bonheur de pouvoir faire quelque chose pour elle, mon premier désir serait de le cacher. La conduite des Régulus, des Décius était une chose convenue d’avance et qui n’avait pas le droit de les surprendre. J’étais petit avant d’aimer, précisément parce que j’étais tenté quelquefois de me trouver grand ; il y avait un certain effort que je sentais et dont je m’applaudissais.

« Et, du côté des affections, que ne doit-on pas à l’amour ? Après les hasards de la première jeunesse, le cœur se ferme à la sympathie. La mort ou l’absence éloigne-t-elle des compagnons de l’enfance, l’on est réduit à passer la vie avec de froids associés, la demi-aune à la main, toujours calculant des idées d’intérêt ou de vanité. Peu à peu, toute la partie tendre et généreuse de l’âme devient stérile faute de culture, et à moins de trente ans l’homme se trouve pétrifié à toutes les sensations douces et tendres. Au milieu de ce désert aride, l’amour fait jaillir une source de sentiments plus abondante et plus fraîche même que celle de la première jeunesse. Il y avait alors une espérance vague, folle et sans cesse distraite[1], jamais de dévouement pour rien, jamais de désirs constants et profonds ; l’âme, toujours légère, avait soif de nouveauté et négligeait aujourd’hui ce qu’elle adorait hier. Et rien n’est plus recueilli, plus mystérieux, plus éternellement un dans son objet, que la cristallisation de l’amour. Alors les seules choses agréables avaient droit de plaire et de plaire un instant ; maintenant tout ce qui a rapport à ce qu’on aime et même les objets les plus indifférents touchent profondément. Arrivant dans une grande ville, à cent milles de celle qu’habite Léonore, je me suis trouvé tout timide et tremblant : à chaque détour de rue, je frémissais de rencontrer Alviza, l’amie intime de madame ***, et amie que je ne connais pas. Tout a pris pour moi une teinte mystérieuse et sacrée, mon cœur palpitait en par-

  1. Mordaunt Merton, Ier vol. du Pirate.