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DE L’AMOUR.

J’ai vu un homme de soixante ans se mettre à entretenir l’actrice la plus capricieuse, la plus folle, la plus aimable, la plus étonnante du théâtre de Londres, miss Cornel. « Et vous prétendez qu’elle vous soit fidèle ? lui disait-on. — Pas le moins du monde ; seulement elle m’aimera, et peut-être à la folie. »

Et elle l’a aimé un an entier, et souvent à en perdre la raison ; et elle a été jusqu’à trois mois de suite sans lui donner de sujets de plainte. Il avait établi une pique d’amour-propre choquante, sous beaucoup de rapports, entre sa maîtresse et sa fille.

La pique triomphe dans l’amour-goût, dont elle fait le destin. C’est l’expérience par laquelle on différencie le mieux l’amour-goût de l’amour-passion. C’est une vieille maxime de guerre que l’on dit aux jeunes gens, lorsqu’ils arrivent au régiment, que si l’on a un billet de logement pour une maison où il y a deux sœurs, et que l’on veuille être aimé de l’une d’elles, il faut faire la cour à l’autre. Auprès de la plupart des femmes espagnoles jeunes, et qui font l’amour, si vous voulez être aimé, il suffit d’afficher de bonne foi et avec modestie que vous n’avez rien dans le cœur pour la maîtresse de la maison. C’est de l’aimable général Lassale que je tiens cette maxime utile. C’est la manière la plus dangereuse d’attaquer l’amour-passion.

La pique d’amour-propre fait le lien des mariages les plus heureux, après ceux que l’amour a formés. Beaucoup de maris s’assurent pour de longues années l’amour de leur femme en prenant une petite maîtresse deux mois après le mariage[1]. On fait naître l’habitude de ne penser qu’à un seul homme, et les liens de famille viennent la rendre invincible.

Si dans le siècle et à la cour de Louis XV l’on a vu une grande dame (madame de Choiseul) adorer son mari[2], c’est qu’il paraissait avoir un intérêt vif pour sa sœur la duchesse de Grammont.

  1. Voir les confessions d’un homme singulier (conte de mistress Opie).
  2. Lettres de madame du Deffant, Mémoires de Lauzun.