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XXI
DE L’AMOUR.

humble succès fut de ne trouver que dix-sept lecteurs de 1822 à 1833 ; c’est à peine si, après vingt ans d’existence, L’Essai sur l’amour a été compris d’une centaine de curieux. Quelques-uns ont eu la patience d’observer les diverses phases de cette maladie chez les personnes atteintes autour d’eux ; car, pour comprendre cette passion, que depuis trente ans la peur du ridicule cache avec tant de soin parmi nous, il faut en parler comme d’une maladie ; c’est par ce chemin-là que l’on peut arriver quelquefois à la guérir.

Ce n’est, en effet, qu’après un demi-siècle de révolutions qui tour à tour se sont emparées de toute notre attention ; ce n’est, en effet, qu’après cinq changements complets dans la forme et dans les tendances de nos gouvernements, que la révolution commence seulement à entrer dans nos mœurs. L’amour, ou ce qui le remplace le plus communément en lui volant son nom, l’amour pouvait tout en France sous Louis XV : les femmes de la cour faisaient des colonels ; cette place n’était rien moins que la plus belle du pays. Après cinquante ans, il n’y a plus de cour, et les femmes les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou dans l’aristocratie boudante, ne parviendraient pas à faire donner un débit de tabac dans le moindre bourg.

Il faut bien l’avouer, les femmes ne sont plus à la mode ; dans nos salons si brillants, les jeunes gens de vingt ans affectent de ne point leur adresser la parole ; ils aiment bien mieux entourer le parleur grossier qui, avec son accent de province, traite de la question des capacités, et tâcher d’y glisser leur mot. Les jeunes gens riches qui se piquent de paraître frivoles, afin d’avoir l’air de continuer la bonne compagnie d’autrefois, aiment bien mieux parler chevaux et jouer gros jeu dans des cercles où les femmes ne sont point