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Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/36

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ŒUVRES DE STENDHAL.

l’idée : elle est à moi. Le sauvage n’a pas le temps d’aller au delà du premier pas. Il a du plaisir, mais l’activité de son cerveau est employée à suivre le daim qui fuit dans la forêt, et avec la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite, sous peine de tomber sous la hache de son ennemi.

À l’autre extrémité de la civilisation, je ne doute pas qu’une femme tendre n’arrive à ce point, de ne trouver le plaisir physique qu’auprès de l’homme qu’elle aime[1]. C’est le contraire du sauvage. Mais, parmi les nations civilisées, la femme a du loisir, et le sauvage est si près de ses affaires, qu’il est obligé de traiter sa femelle comme une bête de somme. Si les femelles de beaucoup d’animaux sont plus heureuses, c’est que la subsistance des mâles est plus assurée.

Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un homme passionné voit toutes les perfections dans ce qu’il aime ; cependant l’attention peut encore être distraite, car l’âme se rassasie de tout ce qui est uniforme, même du bonheur parfait[2].

Voici ce qui survient pour fixer l’attention :

6o Le doute naît.

Après que dix ou douze regards, ou toute autre série d’actions qui peuvent durer un moment comme plusieurs jours, ont d’abord donné et ensuite confirmé les espérances, l’amant, revenu de son premier étonnement, et s’étant accoutumé à son bonheur, ou guidé par la théorie qui, toujours basée sur les cas les plus fréquents, ne doit s’occuper que des femmes faciles, l’amant, dis-je, demande des assurances plus positives et veut pousser son bonheur.

On lui oppose de l’indifférence[3], de la froideur ou même de

  1. Si cette particularité ne se présente pas chez l’homme, c’est qu’il n’a pas la pudeur à sacrifier pour un instant.
  2. Ce qui veut dire que la même nuance d’existence ne donne qu’un instant de bonheur parfait ; mais la manière d’être d’un homme passionné change dix fois par jour.
  3. Ce que les romans du dix-septième siècle appelaient le coup de foudre,