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Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/40

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ŒUVRES DE STENDHAL.
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Rosso. Ces idées aperçues dans une soirée le font rêver toute une nuit.

Une repartie imprévue qui me fait voir plus clairement une âme tendre, généreuse, ardente, ou, comme dit le vulgaire, romanesque[1], et mettant au-dessus du bonheur des rois le sim-

    nière de guérir l’amour. Je ne connais pas de mot pour dire, en grec, discours sur les sentiments, comme idéologie indique discours sur les idées. J’aurais pu me faire inventer un mot par quelqu’un de mes amis savants, mais je suis déjà assez contrarié d’avoir dû adopter le mot nouveau de cristallisation, et il est fort possible que si cet essai trouve des lecteurs, ils ne me passent pas ce mot nouveau. J’avoue qu’il y aurait eu du talent littéraire à l’éviter ; je m’y suis essayé, mais sans succès. Sans ce mot, qui suivant moi exprime le principal phénomène de cette folie nommée amour, folie cependant qui procure à l’homme les plus grands plaisirs qu’il soit donné aux êtres de son espèce de goûter sur la terre, sans l’emploi de ce mot qu’il fallait sans cesse remplacer par une périphrase fort longue, la description que je donne de ce qui se passe dans la tête et dans le cœur de l’homme amoureux devenait obscure, lourde, ennuyeuse, même pour moi qui suis l’auteur : qu’aurait-ce été pour le lecteur ?

    J’engage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de cristallisation à fermer le livre. Il n’entre pas dans mes vœux, et sans doute fort heureusement pour moi, d’avoir beaucoup de lecteurs. Il me serait doux de plaire beaucoup à trente ou quarante personnes de Paris que je ne verrai jamais, mais que j’aime à la folie, sans les connaître. Par exemple, quelque jeune madame Roland, lisant en cachette quelque volume qu’elle cache bien vite, au moindre bruit, dans les tiroirs de l’établi de son père, lequel est graveur de boîtes de montre. Une âme comme celle de madame Roland me pardonnera, je l’espère, non-seulement le mot de cristallisation employé pour exprimer cet acte de folie, qui nous fait apercevoir toutes les beautés, tous les genres de perfection dans la femme que nous commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop hardies. Il n’y a qu’à prendre un crayon et écrire entre les lignes les cinq ou six mots qui manquent.

  1. Toutes ses actions eurent d’abord à mes yeux cet air céleste qui sur-le-champ fait d’un homme un être à part, le différencie de tous les autres. Je croyais lire dans ses yeux cette soif d’un bonheur plus sublime, cette mélancolie non avouée qui aspire à quelque chose de mieux que ce