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ŒUVRES DE STENDHAL.

gination, ils empêchent, dans l’amour espérant, les cristallisations, et dans l’amour heureux, la naissance des petits doutes. La douceur de l’amour et sa folie reviennent quand ces malheurs ont disparu.

Remarquez que les malheurs favorisent la naissance de l’amour chez les caractères légers ou insensibles, et qu’après sa naissance, si les malheurs sont antérieurs, ils favorisent l’amour en ce que l’imagination, rebutée des autres circonstances de la vie, qui ne fournissent que des images tristes, se jette tout entière à opérer la cristallisation.


CHAPITRE XIV.


Voici un effet qui me sera contesté, et que je ne présente qu’aux hommes, dirai-je, assez malheureux pour avoir aimé avec passion pendant de longues années et d’un amour contrarié par des obstacles invincibles :

La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans la nature et dans les arts, rappelle le souvenir de ce qu’on aime, avec la rapidité de l’éclair. C’est que, par le mécanisme de la branche d’arbre garnie de diamants dans la mine de Salzbourg, tout ce qui est beau et sublime au monde fait partie de la beauté de ce qu’on aime, et cette vue imprévue du bonheur à l’instant remplit les yeux de larmes. C’est ainsi que l’amour du beau et l’amour se donnent mutuellement la vie.

Un des malheurs de la vie, c’est que ce bonheur de voir ce qu’on aime et de lui parler ne laisse pas de souvenirs distincts. L’âme est apparemment trop troublée par ses émotions pour être attentive à ce qui les cause ou à ce qui les accompagne. Elle est la sensation elle-même. C’est peut-être parce que ces