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DE L’AMOUR.

der ; l’heure tant désirée sonne enfin, et quand on est à sa porte prêt à frapper, l’on serait aise de ne pas la trouver ; ce n’est que par réflexion qu’on s’en affligerait ; en un mot, l’attente de la voir produit un effet désagréable.

Voilà de ces choses qui font dire aux bonnes gens que l’amour déraisonne.

C’est que l’imagination, retirée violemment de rêveries délicieuses où chaque pas produit le bonheur, est ramenée à la sévère réalité.

L’âme tendre sait bien que, dans le combat qui va commencer aussitôt que vous la verrez, la moindre négligence, le moindre manque d’attention ou de courage, sera puni par une défaite empoisonnant pour longtemps les rêveries de l’imagination, et hors de l’intérêt de la passion si l’on cherchait à s’y réfugier, humiliante pour l’amour-propre. On se dit : « J’ai manqué d’esprit, j’ai manqué de courage ; » mais l’on n’a du courage envers ce qu’on aime qu’en l’aimant moins.

Ce reste d’attention que l’on arrache avec tant de peine aux rêveries de la cristallisation fait que, dans les premiers discours à la femme qu’on aime, il échappe une foule de choses qui n’ont pas de sens, ou qui ont un sens contraire à ce qu’on sent, ou, ce qui est plus poignant encore, on exagère ses propres sentiments, et ils deviennent ridicules à ses yeux. Comme on sent vaguement qu’on ne fait pas assez d’attention à ce qu’on dit, un mouvement machinal fait soigner et charger la déclamation. Cependant l’on ne peut pas se taire à cause de l’embarras du silence, durant lequel on pourrait encore moins songer à elle. On dit donc d’un air senti une foule de choses qu’on ne sent pas, et qu’on serait bien embarrassé de répéter ; l’on s’obstine à se refuser à sa présence pour être encore plus à elle. Dans les premiers moments que je connus l’amour, cette bizarrerie que je sentais en moi me faisait croire que je n’aimais pas.

Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits se tirent de la peur en se jetant à corps perdu au milieu du feu. Le