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ŒUVRES DE STENDHAL.

survient comme une sorte d’ivresse dans les yeux. On se sent porté comme un maniaque à faire des actions étranges, on a le sentiment d’avoir deux âmes : l’une pour faire, et l’autre pour blâmer ce qu’on fait. On sent confusément que l’attention forcée donnée à la sottise rafraîchirait le sang un moment, en faisant perdre de vue la fin de la visite et le malheur de la quitter pour quinze jours.

S’il se trouve là quelque ennuyeux qui conte une histoire plate, dans son inexplicable folie, le pauvre amant, comme s’il était curieux de perdre des moments si rares, y devient tout attention. Cette heure, qu’il se promettait si délicieuse, passe comme un trait brûlant, et cependant il sent, avec une indicible amertume, toutes les petites circonstances qui lui montrent combien il est devenu étranger à ce qu’il aime. Il se trouve au milieu d’indifférents qui font visite, et il se voit le seul qui ignore tous les petits détails de sa vie de ces jours passés. Enfin il sort ; et, en lui disant froidement adieu, il a l’affreux sentiment d’être à quinze jours de la revoir ; nul doute qu’il souffrirait moins à ne jamais voir ce qu’il aime. C’est dans le genre, mais bien plus noir, du duc de Policastro, qui tous les six mois faisait cent lieues pour voir un quart d’heure, à Lecce, une maîtresse adorée et gardée par un jaloux.

On voit bien ici la volonté sans influence sur l’amour : outré contre sa maîtresse et contre soi-même, comme l’on se précipiterait dans l’indifférence avec fureur ! Le seul bien de cette visite est de renouveler le trésor de la cristallisation.

La vie pour Salviati était divisée en périodes de quinze jours, qui prenaient la couleur de la soirée où il lui avait été permis de voir madame *** ; par exemple, il fut ravi de bonheur le 21 mai, et le 2 juin il ne rentrait pas chez lui, de peur de céder à la tentation de se brûler la cervelle.

J’ai vu ce soir-là que les romanciers ont très-mal peint le moment du suicide. « Je suis altéré, me disait Salviati d’un air simple, j’ai besoin de prendre ce verre d’eau. » Je ne