Page:Stendhal - Armance, Lévy, 1877.djvu/14

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fidèlement que moi, cette vie éparse, pour ainsi dire, sans unité, sans suite, comme moi, son allié, qui ai passé mes années de jeunesse, les jours riants de la vie, en parfaite communauté de plaisirs avec lui, qui l’ai retrouvé plus tard dans l’âge mûr, et qui ne l’ai pas quitté un seul jour, si ce n’est de fait, au moins par la pensée et par le cœur ; comme moi, qui ai été le dépositaire de ses papiers, comme de ses pensées les plus intimes. On n’a point encore présenté l’ensemble des traits qui caractérisent Beyle ; on ne s’est pas complètement expliqué cette curieuse réunion de facultés, dont plusieurs sembleraient devoir s’exclure. Serai-je plus heureux que ceux qui m’ont devancé ? Je l’espère au moins.

Ayant eu à ma disposition, en 1838, des notes écrites par mon ami, sur certaines circonstances de sa vie, j’en copiai quelques passages, que je reproduirai dans le cours de mon récit, lorsque le sujet le comportera.

Peut-être me reprochera-t-on d’avoir trop insisté sur de petits faits de l’enfance et de la jeunesse ; mais c’est là ce qui manque généralement aux biographies ; on passe trop légèrement sur l’époque de la vie avec laquelle nous sympathisons le plus ; l’auteur met ses spéculations à la place de détails qui lui manquent souvent à la vérité.

La biographie, si je ne me trompe, a pour mission de s’enquérir des détails intimes ; on attend d’elle les bons mots, les secrets de la vie privée, les traits de mœurs. Elle doit, autant que faire se peut, dater sa chronique du berceau même de celui dont elle s’occupe ; elle doit dire quelle a été son éducation, quels principes politiques et religieux y ont présidé.

Un homme aussi distingué par l’originalité, les tendances et la supériorité de son esprit, ne saurait être oublié tout de suite ; sa trace ne s’effacera pas instantanément. Un jour, quelque écrivain de talent s’occupera de Beyle ; il voudra connaître et expliquer cet être semi-mystérieux : j’aurai mis les matériaux sous ses yeux ; il ne lui restera plus qu’à les coordonner, et à en déduire les conséquences morales ou philosophiques qu’ils lui paraîtront comporter. Mon ambition se bornera à avoir été pour lui un chroniqueur sincère.

Tels sont, en résumé, les motifs qui m’ont encouragé à