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bonne, au milieu de l’appartement qu’occupaient mes parents. Le lendemain de leur arrestation je passai la journée chez M. Gagnon. Après le dîner, je sommeillais sur un fauteuil, dans le salon, où Beyle et moi étions restés seuls. Croyant que je dormais profondément, il parlait à haute voix des inquiétudes que faisait naître ma présence dans la maison de son grand-père. Après tout, disait-on, recueillir ainsi chez soi l’enfant de détenus politiques, c’était attirer l’attention de la Commune et s’exposer gratuitement à de graves dangers. Des membres influents de la famille, mademoiselle Séraphie, entre autres, opinaient pour mon renvoi immédiat. Cette disposition poltronne et malveillante à mon égard mettait Beyle au désespoir, et il l’exhalait en termes bien propres à resserrer encore davantage les liens de notre amitié ; car je lui avouai que j’avais tout entendu.

La belle institution d’une école centrale[1], au chef-lieu de chaque département, produisit une immense et heureuse révolution dans l’existence du jeune Beyle. La mode et la raison s’accordèrent alors pour faire adopter universellement le système de l’enseignement public ; les instituteurs particuliers furent remerciés, et chacun envoya ses enfants à l’école centrale. Les parents de notre étudiant se résignèrent et firent comme tout le monde : ce fut pour lui une demi-émancipation. Dès ce moment, il eut la faculté de sortir de la maison, sans être accompagné, et put choisir ses camarades parmi les quatre cents élèves qui suivaient les divers cours professés à l’école centrale de Grenoble. On voit tout de suite les modifications importantes que dut subir ce caractère déjà si original, jeté brusquement au milieu d’une atmosphère à peine entrevue jusqu’alors.

« Tout m’étonnait, disait-il, dans cette liberté tant souhaitée, et à laquelle j’arrivais enfin. Les charmes que j’y trouvais n’étaient cependant pas ceux que j’avais rêvés ; ces com-

  1. Les écoles centrales furent créées par une loi de la Convention du 7 ventôse an III (25 février 1795). Cette loi fut, en partie, l’œuvre de M. le comte Destutt de Tracy, membre du comité, qui l’élabora et la proposa.