Page:Stendhal - Armance, Lévy, 1877.djvu/65

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comme aurait pu le faire l’annonce inopinée d’un malheur irréparable. Son affaissement moral étant arrivé au plus haut période, l’idée d’écrire sa vie lui vint à l’esprit. Par malheur, ce projet n’eut d’autre résultat que quelques notes informes, écrites en caractères à peu près illisibles. On doit vivement regretter qu’il ne se soit pas peint sous l’empire, et qu’il ne nous ait pas laissé son opinion sur les nombreux et célèbres contemporains que ses relations l’avaient mis à même d’observer dans les grandes circonstances de leur vie. Quel dommage aussi qu’il n’ait pas laissé la relation de sa vie d’auteur, d’observateur, de voyageur, de 1814 à 1840 !

J’ai déjà reproduit dans cette notice quelques pensées détachées tirées des papiers de Beyle ; en voici d’autres qui ont la même origine, et qui me semblent mériter une place ici.

« Ma sensibilité est devenue trop vive ; ce qui ne fait qu’effleurer les autres, me blesse jusqu’au sang. Tel j’étais en 1799, tel je suis encore en 1840. Mais j’ai appris à cacher tout cela sous de l’ironie imperceptible au vulgaire.

» Trois ou quatre fois la fortune a frappé à ma porte. En 1814, il ne tenait qu’à moi d’être nommé préfet au Mans, ou directeur général des subsistances (blé) de Paris, sous les ordres de M. le comte Beugnot ; mais je m’effrayai du nombre de platitudes et de demi-bassesses, imposées journellement aux fonctionnaires publics de toutes les classes.

» À dix ans je fis, en grande cachette, une comédie en prose, ou plutôt un premier acte. Je travaillais peu, parce que j’attendais le moment du génie ; c’est-à-dire, cet état d’exaltation qui, alors, me prenait peut-être deux fois par mois. Ce travail était un grand secret ; mes compositions m’ont toujours inspiré la même pudeur que mes amours. Rien ne m’eût été plus pénible que d’en entendre parler. Ce fut, je crois, des œuvres de Florian que je tirai ma première comédie, intitulée Pikla.

» Nous passions les soirées d’été, de sept à neuf heures et demie, sur la terrasse de mon grand-père. Cette terrasse, formée par l’épaisseur d’un mur nommé Sarazin, mur qui avait quinze ou dix-huit pieds de largeur, avait une vue magnifique sur la montagne de Sassenage. Là, le soleil se couchait, en hiver, sur le rocher de Voreppe. Mon grand-père fit