Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/103

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passer à Milan ; là vit encore, ce me semble, le cœur de votre armée d’Italie.

La franchise, la disenvoltura avec laquelle parlait ce ministre d’un prince si redouté piqua la curiosité de la comtesse ; sur son titre elle avait cru trouver un pédant plein d’importance, elle voyait un homme qui avait honte de la gravité de sa place. Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes les nouvelles de France qu’il pourrait recueillir : c’était une grande indiscrétion à Milan, dans le mois qui précéda Waterloo ; il s’agissait alors pour l’Italie d’être ou de n’être pas ; tout le monde avait la fièvre, à Milan, d’espérance ou de crainte. Au milieu de ce trouble universel, la comtesse fit des questions sur le compte d’un homme qui parlait si lestement d’une place si enviée et qui était sa seule ressource.

Des choses curieuses et d’une bizarrerie intéressante furent rapportées à Mme Pietranera :

— Le comte Mosca della Rovere Sorezana lui dit-on, est sur le point de devenir premier ministre et favori déclaré de Ranuce Ernest IV, souverain absolu de Parme, et, de plus, l’un des princes les plus riches de l’Europe. Le comte serait déjà arrivé à ce poste suprême s’il eût voulu prendre une mine plus grave ; on dit que le prince lui fait souvent la leçon à cet égard. — Qu’importent mes façons à Votre Altesse, répond-il librement, si je fais bien ses affaires ?

— Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n’est pas sans épines. Il faut plaire à un souverain, homme de sens et d’esprit sans doute, mais qui, depuis qu’il est monté sur un trône absolu, semble avoir perdu la tête et montre, par exemple, des soupçons dignes d’une femmelette.

"Ernest IV n’est brave qu’à la guerre. Sur les champs de bataille, on l’a vu vingt fois guider une colonne à l’attaque en brave général ; mais après la mort de son père Ernest III, de retour dans ses Etats, où, pour son malheur, il possède un pouvoir sans limites, il s’est mis à déclamer follement contre les libéraux et la liberté. Bientôt il s’est figuré qu’on le haïssait ; enfin, dans un moment de mauvaise humeur, il a fait pendre deux libéraux, peut-être peu coupables, conseillé à cela par un misérable nommé Rassi, sorte de ministre de la justice.

« Depuis ce moment fatal, la vie du prince a été changée ; on le voit tourmenté par les soupçons les plus bizarres. Il n’a pas cinquante ans, et la peur l’a tellement amoindri, si l’on peut parler ainsi, que, dès qu’il parle des jacobins et des projets du Comité directeur de Paris, on lui trouve la physionomie d’un vieillard de quatre-vingts ans, il retombe dans les peurs chimériques de la première enfance. Son favori Rassi, fiscal général (ou grand juge), n’a d’influence que par la peur de son maître ;