Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/114

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Du reste, Ernest IV avait un regard pénétrant et dominateur les gestes de ses bras avaient de la noblesse et ses paroles étaient à la fois mesurées et concises.

Mosca avait prévenu la comtesse que le prince avait, dans le grand cabinet où il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort belle de scagliola de Florence. Elle trouva que l’imitation était frappante ; évidemment il cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV, et il s’appuyait sur la table de scagliola, de façon à se donner la tournure de Joseph II. Il s’assit aussitôt après les premières paroles adressées par lui à la duchesse, afin de lui donner l’occasion de faire usage du tabouret qui appartenait à son rang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des grands d’Espagne s’assoient seules, les autres femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent ; et, pour marquer la différence des rangs, ces personnages augustes ont toujours soin de laisser passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses à s’asseoir. La duchesse trouva qu’en de certains moments l’imitation de Louis XIV était un peu trop marquée chez le prince ; par exemple, dans sa façon de sourire avec bonté tout en renversant la tête.

Ernest IV portait un frac à la mode arrivant de Paris ; on lui envoyait tous les mois de cette ville qu’il abhorrait, un frac, une redingote et un chapeau. Mais, par un bizarre mélange de costumes, le jour où la duchesse fut reçue il avait pris une culotte rouge, des bas de soie et des souliers fort couverts, dont on peut trouver les modèles dans les portraits de Joseph II.

Il reçut Mme Sanseverina avec grâce ; il lui dit des choses spirituelles et fines ; mais elle remarqua fort bien qu’il n’y avait pas excès dans la bonne réception.

— Savez-vous pourquoi ? lui dit le comte Mosca au retour de l’audience, c’est que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il eût craint, en vous faisant l’accueil auquel je m’attendais et qu’il m’avait fait espérer, d’avoir l’air d’un provincial en extase devant les grâces d’une belle dame arrivant de la capitale. Sans doute aussi il est encore contrarié d’une particularité que je n’ose vous dire : le prince ne voit à sa cour aucune femme qui puisse vous le disputer en beauté. Tel a été hier soir, à son petit coucher, l’unique sujet de son entretien avec Pernice, son premier valet de chambre, qui a des bontés pour moi. Je prévois une petite révolution dans l’étiquette ; mon plus grand ennemi à cette cour est un sot qu’on appelle le général Fabio Conti. Figurez-vous un original qui a été à la guerre un jour peut-être en sa vie, et qui part de là pour imiter la tenue de Frédéric le Grand. De plus, il tient aussi à reproduire l’affabilité noble du général Lafayette, et cela parce qu’il est ici le chef du parti libéral. (Dieu sait quels libéraux ! )