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Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/138

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"Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois tout ce qui peut se passer…

« Oui, mais en parlant, je fais naître d’autres circonstances ; je fais naître des réflexions ; je préviens beaucoup de ces choses horribles qui peuvent arriver… Peut-être on l’éloigne (le comte respira), alors j’ai presque partie gagnée ; quand même on aurait un peu d’humeur dans le moment, je la calmerai… et cette humeur quoi de plus naturel ?… elle l’aime comme un fils depuis quinze ans. Là gît tout mon espoir:comme un fils… mais elle a cessé de le voir depuis sa fuite pour Waterloo ; mais en revenant de Naples, surtout pour elle, c’est un autre homme. Un autre homme, répéta-t-il avec rage, et cet homme est charmant; il a surtout cet air naïf et tendre et cet œil souriant qui promettent tant de bonheur ! et ces yeux-là la duchesse ne doit pas être accoutumée à les trouver à notre cour !… Ils y sont remplacés par le regard morne ou sardonique. Moi-même, poursuivi par les affaires, ne régnant que par mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoir souvent ? Ah ! quelques soins que je prenne, c’est surtout mon regard qui doit être vieux en moi ! Ma gaieté n’est-elle pas toujours voisine de l’ironie ?… Je dirai plus ici il faut être sincère, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute proche, le pouvoir absolu… et la méchanceté ? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas à moi-même, surtout quand on m’irrite : Je puis ce que je veux ? et même j’ajoute une sottise : je dois être plus heureux qu’un autre, puisque je possède ce que les autres n’ont pas : le pouvoir souverain dans les trois quarts des choses. Eh bien ! soyons juste, l’habitude de cette pensée doit gâter mon sourire… doit me donner un air d’égoïsme… content… Et, comme son sourire à lui est charmant ! il respire le bonheur facile de la première jeunesse, et il le fait naître. »

Par malheur pour le comte, ce soir-là le temps était chaud, étouffé, annonçant la tempête ; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-là, portent aux résolutions extrêmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les façons de voir ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent à la torture cet homme passionné ? Enfin le parti de la prudence l’emporta, uniquement par suite de cette réflexion : "Je suis fou, probablement ; en croyant raisonner, je ne raisonne pas, je me retourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe sans la voir à côté de quelque raison décisive. Puisque je suis aveuglé par l’excessive douleur, suivons cette règle, approuvée de tous les gens sages, qu’on appelle prudence.

« D’ailleurs, une fois que j’ai prononcé le mot fatal jalousie, mon rôle est tracé à tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd’hui, je puis parler demain, je reste maître de tout. »

La