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Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/158

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cieux ! Il entendit ouvrir la porte d’en bas du clocher : c’était la vieille servante de l’abbé Blanès, qui apportait un grand panier ; il eut toutes les peines du monde à s’empêcher de lui parler. a Elle a pour moi presque autant d’amitié que son maître, se disait-il, et d ailleurs je pars ce soir à neuf heures ; est-ce qu’elle ne garderait pas le secret qu’elle m’aurait juré, seulement pendant quelques heures ? Mais, se dit Fabrice, je déplairais à mon ami ! je pourrais le compromettre avec les gendarmes ! "Et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un excellent dîner, puis s’arrangea pour dormir quelques minutes : il ne se réveilla qu’à huit heures et demie du soir, l’abbé Blanès lui secouait le bras, et il était nuit.

Blanès était extrêmement fatigué, il avait cinquante ans de plus que la veille. Il ne parla plus de choses sérieuses ; assis sur son fauteuil de bois :

— Embrasse-moi, dit-il à Fabrice.

Il le reprit plusieurs fois dans ses bras.

— La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n’aura rien d’aussi pénible que cette séparation. J’ai une bourse que je laisserai en dépôt à la Ghita, avec ordre d’y puiser pour ses besoins, mais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander. Je la connais ; après cette recommandation, elle est capable, par économie pour toi, de ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui donnes des ordres bien précis. Tu peux toi-même être réduit à la misère, et l’obole du vieil ami te servira. N’attends rien de ton frère que des procédés atroces, et tâche de gagner de l’argent par un travail qui te rende utile à la société. Je prévois des orages étranges ; peut-être dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d’oisifs. Ta mère et ta tante peuvent te manquer, tes sœurs devront obéir à leurs maris… Va-t’en, va-t’en ! fois ! s’écria Blanès avec empressement.

Il venait d’entendre un petit bruit dans l’horloge qui annonçait que dix heures allaient sonner, il ne voulut pas même permettre à Fabrice de l’embrasser une dernière fois.

— Dépêche ! dépêche ! lui cria-t-il ; tu mettras au moins une minute à descendre l’escalier ; prends garde de tomber, ce serait d’un affreux présage. Fabrice se précipita dans l’escalier, et, arrivé sur la place, se mit à courir. Il était à peine arrivé devant le château de son père, que la cloche sonna dix heures, chaque coup retentissait dans sa poitrine et y portait un trouble singulier. Il s’arrêta pour réfléchir, ou plutôt pour se livrer aux sentiments passionnés que lui inspirait la contemplation de cet édifice majestueux qu’il jugeait si froidement la veille. Au milieu de sa rêverie, des pas d’homme vinrent le réveiller ; il regarda et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents pistolets dont il venait de renouveler les amorces en dînant, le petit bruit qu’il fit en les armant attira l’attention