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Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/184

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contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice ; l’on sait maintenant tout exprimer avec grâce, mais les cours n’ont rien à dire. » Il comprit que le plus grand plaisir qu’il pût faire à ce serviteur fidèle ce serait de corriger les fautes d’orthographe de ses sonnets.

— On se moque de moi quand je prête mon cahier, disait Ludovic ; mais si Votre Excellence daignait me dicter l’orthographe des mots lettre à lettre, les envieux ne sauraient plus que dire : l’orthographe ne fait pas le génie.

Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put débarquer en toute sûreté dans un bois de vernes, une lieue avant que d’arriver à Ponte Lago Oscuro. Toute la journée il resta caché dans une chènevière, et Ludovic le précéda à Ferrare ; il y loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite qu’il y avait de l’argent à gagner si l’on savait se taire. Le soir, à la chute du jour, Fabrice entra dans Ferrare monté sur un petit cheval ; il avait bon besoin de ce secours, la chaleur l’avait frappé sur le fleuve ; le coup de couteau qu’il avait à la cuisse, et le coup d’épée que Giletti lui avait donné dans l’épaule, au commencement du combat, s’étaient enflammés et lui donnaient de la fièvre.

XII

Le juif, maître du logement, avait procuré un chirurgien discret, lequel, comprenant à son tour qu’il y avait de l’argent dans la bourse dit à Ludovic que sa conscience l’obligeait à faire son rapport à la police sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son frère.

— La loi est claire, ajouta-t-il ; il est trop évident que votre frère ne s’est point blessé lui-même, comme il le raconte, en tombant d’une échelle, au moment où il tenait à la main un couteau tout ouvert.

Ludovic répondit froidement à cet honnête chirurgien que, s’il s’avisait de céder aux inspirations de sa conscience, il aurait l’honneur, avant de quitter Ferrare, de tomber sur lui précisément avec un couteau ouvert à la main. Quand il rendit compte de cet incident à Fabrice, celui-le le blâma fort, mais il n’y avait plus un instant à perdre pour décamper. Ludovic dit au juif qu’il voulait essayer de faire prendre l’air à son frère ; il alla chercher une voiture, et nos amis sortirent de la maison pour ne plus y rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les récits de toutes ces démarches que rend nécessaire l’absence d’un passeport : ce genre de préoccupation n’existe plus en France ; mais en Italie, et surtout aux environs du Pô, tout le monde parle