Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/47

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deux gorges de montagnes placées dans des directions opposées et luttent sur les eaux. La comtesse voulut débarquer au milieu de l’ouragan et des coups de tonnerre ; elle prétendait que, placée sur un rocher isolé au milieu du lac, et grand comme une petite chambre’, elle aurait un spectacle singulier ; elle se verrait assiégée de toutes parts par des vagues furieuses ; mais, en sautant de la barque elle tomba dans l’eau. Fabrice se jeta après elle pour la sauver, et tous deux furent entraînés assez loin. Sans doute il n’est pas beau de se noyer, mais l’ennui, tout étonné, était banni du château féodal. La comtesse s’était passionnée pour le caractère primitif et pour l’astrologie de l’abbé Blanès. Le peu d’argent qui lui restait après l’acquisition de la barque avait été employé à acheter un petit télescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses nièces et Fabrice, elle allait s’établir sur la plate-forme d’une des tours gothiques du château. Fabrice était le savant de la troupe, et l’on passait là plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.

Il faut avouer qu’il y avait des journées où la comtesse n’adressait la parole à personne ; on la voyait se promener sous les hauts châtaigniers, plongée dans de sombres rêveries ; elle avait trop d’esprit pour ne pas sentir parfois l’ennui qu’il y a à ne pas échanger ses idées. Mais le lendemain elle riait comme la veille : c’étaient les doléances de la marquise, sa belle-sœur, qui produisaient ces impressions sombres sur cette âme naturellement si agissante.

— Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste château ! s’écriait la marquise.

Avant l’arrivée de la comtesse, elle n’avait pas même le courage d’avoir de ces regrets.

L’on vécut ainsi pendant l’hiver de 1814 à 1815. Deux fois, malgré sa pauvreté, la comtesse vint passer quelques jours à Milan ; il s’agissait de voir un ballet sublime de Vigano, donné au théâtre de la Scala, et le marquis ne défendait point à sa femme d’accompagner sa belle-sœur. On allait toucher les quartiers de la petite pension, et c’était la pauvre veuve du général cisalpin qui prêtait quelques sequins à la richissime marquise del Dongo. Ces parties étaient charmantes ; on invitait à dîner de vieux amis, et l’on se consolait en riant de tout, comme de vrais enfants. Cette gaieté italienne, pleine de brio et d’imprévu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils aîné répandaient autour d’eux à Grianta. Fabrice, à peine âgé de seize ans, représentait fort bien le chef de la maison.

Le 7 mars 1815 les dames étaient de retour, depuis l’avant-veille, d’un charmant petit voyage de Milan ; elles se promenaient dans la belle allée de platanes, récemment prolongée sur l’extrême bord du lac. Une barque parut, venant du côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur