Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/57

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verte fort prononcée ; la cantinière après avoir regardé le mort, dit, comme en se parlant à elle-même :

— Ça n’est pas de notre division.

Puis, levant les yeux sur notre héros, elle éclata de rire.

— Ah ! Ah ! mon petit ! s’écria-t-elle, en voilà du nanan !

Fabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout, c’était la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà était dépouillé de ses souliers, et auquel on n’avait laissé qu’un mauvais pantalon tout souillé de sang.

— Approche, lui dit la cantinière ; descends de cheval ; il faut que tu t’y accoutumes ; tiens, s’écria-t-elle, il en a eu par la tête.

Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et défigurait ce cadavre d’une façon hideuse ; il était resté avec un oeil ouvert.

— Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière, et donne-lui une poignée de main pour voir s’il te la rendra.

Sans hésiter, quoique prêt à rendre l’âme de dégoût, Fabrice se jeta à bas de cheval et prit la main du cadavre qu’il secoua ferme ; puis il resta comme anéanti, il sentait qu’il n’avait pas la force de remonter à cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout, c’était cet oeil ouvert.

« La vivandière va me croire un lâche », se disait-il avec amertume, mais il sentait l’impossibilité de faire un mouvement : il serait tombé. Ce moment fut affreux, Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout à fait. La vivandière s’en aperçut, sauta lestement à bas de sa petite voiture, et lui présenta, sans mot dire, un verre d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait ; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandière le regardait de temps à autre du coin de l’oeil.

— Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd’hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu’il faut que tu apprennes le métier de soldat.

— Au contraire, je veux me battre tout de suite s’écria notre héros d’un air sombre, qui sembla de bon augure à la vivandière.

Le bruit du canon redoublait et semblait s’approcher. Les coups commençaient à former comme une basse continue ; un coup n’était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d’un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton.

Dans ce moment la route s’enfonçait au milieu d’un bouquet de bois : la vivandière vit trois ou quatre soldats des nôtres qui venaient à elle courant à toutes jambes ; elle sauta lestement à bas de sa voiture et courut se cacher à quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui était resté au lieu où l’on venait d’arracher un grand arbre. « Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lâche ! » Il s’arrêta auprès de la petite voiture abandonnée par la cantinière et tira son sabre. Les soldats ne