Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/59

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Mais à peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu’il se mit à cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir.

— Bon signe ! dit la vivandière, le monsieur n’est pas accoutumé au chatouillement du portemanteau.

— Un cheval de général, s’écriait le soldat qui l’avait vendu, un cheval qui vaut dix napoléons comme un liard !

— Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui eût du mouvement.

A ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu’il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de côté et d’autre comme rasées par un coup de faux.

— Tiens, voilà le brutal qui s’avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt francs.

Il pouvait être deux heures.

Fabrice était encore dans l’enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu’une troupe de généraux, suivis d’une vingtaine de hussards, traversèrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il était arrêté : son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de tête violents contre la bride qui le retenait. « Eh bien, soit ! » se dit Fabrice.

Le cheval laissé à lui-même partit ventre à terre et alla rejoindre l’escorte qui suivait les généraux. Fabrice compta quatre chapeaux bordés. Un quart d’heure après, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu’un de ces généraux était le célèbre maréchal Ney. Son bonheur fut au comble ; toutefois il ne put deviner lequel des quatre généraux était le maréchal Ney ; il eût donné tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu’il ne fallait pas parler. L’escorte s’arrêta pour passer un large fossé rempli d’eau par la pluie de la veille ; il était bordé de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie à l’entrée de laquelle Fabrice avait acheté le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied à terre ; le bord du fossé était à pic et fort glissant, et l’eau se trouvait bien à trois ou quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu’à son cheval, lequel, étant fort animé, sauta dans le canal ; ce qui fit rejaillir l’eau à une hauteur considérable. Un des généraux fut entièrement mouillé par la nappe d’eau, et s’écria en jurant :

— Au diable la f… bête !

Fabrice se sentit profondément blessé de cette injure. « Puis-je en demander raison ? » se dit-il. En attendant, pour prouver qu’il n’était pas si gauche, il entreprit de faire monter à son cheval la rive opposée du fossé ; mais elle était à pic et haute de cinq à six pieds. Il fallut y